Amin Zaoui — L’Enfant de l’oeuf

Si j’avais demandé, disons il y a fort longtemps, quel est le point commun entre John Fante, Driss Chraibi et William Saroyan, on m’aurait répondu pratiquement aucun, et l’on aurait bien eu raison. Il faut dire que la réponse nouvelle à cette question n’arrive que maintenant, dans les pages de L’Enfant de l’oeuf d’Amin Zaoui. images
Alors, ceux qui ont lu les quatre auteurs que je viens de citer froncent les sourcils bien sûr, et se demandent quelle mouche me pique, car ils ont vraiment si peu en commun, si peu qu’il faudrait leur tisser des liens de vague cousinage pour rendre ce peu crédible. Parce qu’Amin Zaoui est davantage un conteur qu’un styliste, que son écriture est très narrative, et que la saveur de son roman est beaucoup dans le jeu entre la forme et le fond. Soit, mais alors, quid de la soi-disant analogie ?
Voilà, voilà, j’y viens, j’arrive :
1 – L’un des éditeurs de Saroyan est Pierre Bisiou, grand amateur de l’art du bref, et si le texte de Zaoui est un roman, sa structure est plus proche de la chronique, de l’instantané que du roman-fleuve. Petite digression en passant, on est toujours content quand une bonne maison d’édition, telle que celle du Serpent à Plumes, publie des genres et des formats qui sont aujourd’hui perçus comme atypiques.
2 – L’un des deux personnages principaux est un chien, et comme le Chien Stupide de Fante, il a une « carotte » souvent en érection. Or, j’ai longtemps cru que Fante avait un copyright sur l’analogie phallique et canine du mot carotte.
3 – L’un des… non. Deux, parmi ces auteurs, sont des nord-africains francophones qui, hier pour Driss Chraibi, dénonçait dans le Passé-Simple la bigoterie islamique et l’hypocrisie sociale qui étouffaient la société marocaine en général et brimaient le femmes en particulier, et qui, aujourd’hui pour Amin Zaoui, révèle ce que ce même islamisme fait endurer à Alger.
Cette histoire, nous dit la quatrième de couverture, est racontée par le chien Harys et son maître, Moul. Harys aime Moul, il aime ses chaussettes puantes, son haleine chargée de vin et sa voix quand il chante Bécaud. Tous deux vivent à Alger et son maître a pour maîtresse Lara, une chrétienne réfugiée de Damas, au corps vibrant de désir et à l’âme bouleversée par la guerre. Dans une Algérie rongée par l’islamisme des charlatans, Moul incarne la volonté de vivre et de penser, au prix d’une solitude qui peu à peu se referme sur lui. Magnifique, douloureux, philosophique et fantasque, L’Enfant de l’oeuf, neuvième roman d’Amin Zaoui, est un hymne aux femmes, à la jouissance du monde et à la liberté.
Harys est clairement l’alter ego de Moul, et le premier plaisir de lecture ici vient incontestablement du fait que ce chien sexuellement gynophile et intellectuellement très éveillé — il cherche sans cesse à se cultiver et à ce que son maître réponde à ses questions métaphysiques et philosophiques, est tout de même l’animal le plus mal considéré chez les Musulmans avec l’âne et le porc. Amin Zaoui a du courage. Comme Boualem Sansal ou Kamel Daoud, il sait utiliser à merveille la littérature pour dénoncer la domination islamiste.
“ Assise, face à son poste de télévision, Myriam suit les news sur une chaîne américaine, des images choquantes défilent sous ses yeux. « Des exécutions sommaires de chrétiens de Mossoul en Irak, commises par les islamistes de Daech. Une jeune femme yésidie enlevée et retenue par les terroristes islamistes de Daech comme esclave sexuelle pendant trois mois décrit à l’ONU ses horribles conditions de détention et les pratiques infâmes du groupe : « j’ai été violée par un groupe d’hommes jusqu’à ce que je perde connaissance.»
Le lendemain, Myriam s’est réveillée avec une idée en tête : se débarrasser de son voile et changer son mode de vie. Se déterrer!” (p.46)
En France, nos écrivains ont une telle liberté d’expression que nous mesurons mal ce que risquent les écrivains des pays où l’Islam politique sévit. En France, un Binet peut faire une bande dessinée avec un chien qui lit du Kant et personne n’y trouve rien à redire. Zaoui, lui, met en scène un chien qui urine, que dis-je, qui pisse sur les pages des journaux qui représentent les personnages puissants qui lui déplaisent, et on ne peut s’empêcher de réprimer un frisson avant de rire.

Quand je fais pipi sur l’image d’un président déchu, je me sens triste.

« Quand je fais pipi sur l’image d’un président déchu, je me sens triste. Je n’aime pas me faire plaisir sur un cadavre. Un fini. Un déchu. Alors que pisser sur une grosse tête encore aux commandes me procure jouissance et extase. Nirvana ! Je n’ai jamais fait de politique, jamais adhéré à un parti, ni de droite, ni de gauche. Je suis audacieux et libre. Je suis le seul opposant qui ose, publiquement, dans ce pays dont l’article 2 de la nouvelle Constitution stipule que l’Islam est la religion de l’État, depuis un balcon donnant sur une rue bruyante encombrée de passants, faire pipi et même chier sur les visages des rois, des empereurs et des présidents vivants, morts ou déchus. Même Moul n’a pas le courage de faire comme moi.

Ça me fait rire de voir mon maître en train de lire un roman intitulé Le Lit défait !
Le monde défait.
Un pays défait ! » (p.42)
Le ton des narrateurs principaux se veut drôle, léger et badin, une élégance dont le lecteur peut savoir gré à l’auteur de l’avoir utilisée sans modération dans ses pages.
J’ajouterai que j’ai eu un plaisir particulier à avancer dans le bazar culturel hétéroclite de Moul où j’ai pu flâner en tournant les pages entre un roman de Françoise Sagan (cité dans l’extrait plus haut) et la légende de Qitmir et des Sept Dormants d’Éphèse. Vous vous souvenez de la légende des Sept Dormants d’Éphèse, vous ? Alors, c’est l’histoire d’un mec… Oh ! mais, pardon : j’ai oublié de vous parler de Sultana, la belle-mère de Moul ! Et puis non, il ne vaut mieux pas que j’en parle… la folie et l’irrévérence se tutoient sans cesse dans ce roman et, et… et Lara, et puis la tricoteuse, et puis aussi Tanila, mais avant, la vétérinaire, et ensuite… et encore après… et bien évidemment, la célébration furieuse de la vie qui sert à mieux conjurer la mort. Sauvera-t-elle du pire les personnages ?
Dans ce roman où chaque fragment de quelques lignes est titré comme s’il avait valeur de chapitre, Moul et son chien nous présentent tour à tour leurs fantasmes, leurs amours, leurs maîtresses, leurs angoisses existentielles (les chiens vont-ils au Paradis?) et leur même besoin de vivre et de jouir sans entrave, le tout sur fond de géopolitique et de généalogie (des anecdotes au sujet de la grand-mère de Moul sont assez mémorables).
Et quand on referme le livre, on a une furieuse envie de devenir ou de rester un iconoclaste fervent et pratiquant.

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