9 décembre 1976. Édouard ne put finir sa toilette. Il s’affaissa au pied de son lit en appelant : « Fritna, Fritna ! »Fritna : Fortunée, ma mère. Comme tous les jours, elle le surveillait du coin de l’œil pendant qu’il s’affairait dans le coin lavabo, séparé du reste de la chambre par un vieux rideau. Elle se précipita, mais ne put le relever.Ce soir-là, je pris une très vieille photo d’Édouard. Je la retournai et écrivis au dos : « 9 décembre 1976. Édouard, mon père, a commencé sa descente vers la mort. » Je retournai de nouveau la photo et me mis à la contempler avec une minutie professionnelle.Avocate, j’avais coutume de regarder ainsi les albums de reconstitution de certains dossiers criminels. Je me plaçai sous la lumière crue de ma lampe de bureau et fis osciller la photo de manière à atténuer les rayures du vieux papier qui, c’est ainsi, en tombant sous les moustaches d’Édouard Fairbanks Junior, en déviaient le dessin. Le tangage-roulis que j’imposais à la photo me brouillait le cœur, entre mal de mer et difficultés à trouver mon oxygène. Et, comme pour empêcher ces retrouvailles dont l’urgence me prenait à la gorge, l’insolence des vingt-cinq ans de ce personnage, son sourire de conquérant perdaient leur netteté joyeuse. J’essuyai mes lunettes.Le jour où je les avais portées pour la première fois, en jouant les dames des magazines, menton levé, sourire engageant, lèvre en cul de poule, l’air stupide, Édouard avait murmuré :« Meziana, belle, tu es belle toujours, meziana… — Mais je vieillis, papa… les lunettes…— Mais non, toi, jamais, non !… »Je me taisais, je prenais des poses avantageuses devant le miroir. Vieillir, c’était avancer vers l’échéance, vers ce jour où il partirait, où il aurait fait son temps, terminé sa vieillesse puisque j’entamais la mienne. »
Giselle Halimi, Le Lait de l’oranger, éd. Gallimard, 1988
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Quand je supprime les conjonctions de coordination afin de contenir au mieux leur population dans mes textes, il m’arrive de me rappeler cependant que leur taux de natalité n’affecte pas certains romans de Cormac McCarthy et de Marc Graciano.
Ensuite, comme d’habitude, l’objectivité m’oblige à reconnaître qu’ils sont les exceptions qui confirment la règle et je reprends la traque.« La petite était sortie de l’infans. Elle avait les membres allongés et amincis par la croissance et elle était autonome dans ses déplacements et elle était capable d’un début de raisonnement et elle était capable de jugement et elle était aussi capable d’affirmer ses goûts naissants mais elle avait gardé cependant de la gaucherie et de la maladresse dans ses mouvements. »
Marc Graciano, Liberté dans la montagne, éd. Corti« Il traversa le champ avec le petit sur les épaules, comptant et s’arrêtant tous les cinquante pas. Arrivé aux pins il s’agenouilla et le déposa dans l’humus piquant et déplia sur lui les couvertures et s’assit sans le quitter des yeux. On eut dit une créature au sortir d’un camp de la mort. Affamé, épuisé, malade de peur. Il se pencha et lui donna un baiser et se leva et alla à la lisière du bois et inspecta les alentours pour s’assurer qu’ils étaient en sécurité. »
Cormac McCarthy, La Route, éd. de l’Olivier, traduit par François Hirschcrédit photo Sabine Huynh avec son aimable autorisation
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Après avoir mangé tous les fruits et tous les légumes frais, puis les œufs bio, les laitages entiers , les pâtes complètes , le riz de Camargue et les lentilles vertes ; après avoir consommé tout ce qu’il y avait dans les placards de la cuisine et toutes les réserves sur les étagères dans le cellier ; après avoir avalé tout ce qui était comestible au jardin et avoir échoué à tuer un sanglier dont il pensait qu’il serait rapide et facile ensuite de faire beaucoup de charcuteries, Jules Mercier n’eut pas d’autre choix que de retourner faire les courses.
Il pleuvait. Les perles serrées martelaient le toit de la Dacia rouge arrêtée sur le parking de la supérette. Devant les vantaux de la porte automatique, un militaire refoulait les personnes qui ne portaient pas l’insigne de la bonne couleur ou qui ne venaient pas seules. Ses épais sourcils et son masque durcissaient son regard et, détail inquiétant, il était ostensiblement armé d’un Sig Sauer. Il faisait toutefois l’effort d’être poli quand les gens se présentaient avec des enfants.
Les mains crispées sur le volant, Jules attendait dans des flots de violoncelle que le sang arrête de battre à ses tempes. « Domine, miserere mei, peccatoris! » murmura-t-il pour se donner du courage. Les trilles frottées de la musique lui répondirent et il s’en contenta.
La pluie s’éloigna, il prit les sacs vides sur la banquette arrière.
— Putain de Dieu, mais c’est pas vrai !
Une vieille échevelée et le visage à découvert se tenait devant sa vitre ; tellement sale et minable que Jules porta machinalement la main devant son masque. Il lui fit signe de partir. Au contraire, la vieille baissa une vitre imaginaire en tournant sa main fermée dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Toujours inquiet, il pensa toutefois que son masque couvrait suffisamment son visage alors il lui obéit.
— S’il te plaît, dix euros ?
— Désolé mais je n’ai pas de liquide. Je paie tout avec la sans contact.
— Toi, tu vas vivre un évènement qui va bouleverser ta vie.
Nouvelle averse. Un crachin silencieux et tiède. La vieille ne le quittait pas des yeux. Finalement, Jules se dit qu’il renonçait à faire ses courses et il tourna la clef pour repartir.
La sorcière insista sur le ton de la supplique :
— Quelque chose de magnifique, que tu attends depuis toujours. Mais je dois te donner une information pour que ça t’arrive. Je sais que t’as au moins dix balles sur toi. Vas-y ! donne-les-moi !
Il coupa le moteur, les yeux dans le vague. Bien sûr qu’il attendait quelque chose ; depuis un bail, déjà… Comment cette vieille bique le savait-elle ? Pour autant, sa prédiction ne se réaliserait jamais s’il touchait sa main aux miasmes mortels. Il égrena ses malheurs en pensée, en y incluant la pandémie qui avait fait basculer l’humanité dans ce cauchemar inédit.
Il commençait à faire froid dans l’habitacle. Des voitures quittaient le parking et y entraient par petites vagues.
« Même quand ça sent la mort, il faut que la vie frétille encore », pensa-t-il avec amertume.
La romano l’inquiétait vraiment avec ses yeux fixes, petits et noirs comme des cœurs de coquelicot. Il sortit un billet de dix euros de sa poche, le plia en huit avant de le glisser dans une boîte de tic-tac vide. Ensuite, il ouvrit l’autre fenêtre et jeta aussitôt le tout comme une grenade qu’il viendrait de dégoupiller. La vieille fit le tour de la voiture et se baissa avec avidité. Jules tourna une nouvelle fois la clef tandis que la vieille se relevait, atteignit brutalement le point de patinage. Il se doutait bien qu’il pourrait se brosser après cet affront. Il passait la main derrière l’appuie-tête du passager pour reculer à son aise quand la mendiante se mit à donner de grandes claques sur son capot. Affolé, Jules appuya sur la mauvaise pédale. La voiture eut un soubresaut avant de caler, résumant ainsi les dernières années de sa vie.
A quelques mètres, un homme dégingandé dans un vieux survêtement gris se tenait devant la laverie automatique du magasin. Il ne récupérait pas son linge, bien que le programme fut terminé ; Jules Mercier et la mendiante avaient retenu toute son attention depuis qu’ils étaient entrés en communication.
— Pourquoi y respectent pas les distances de sécurité, ces deux cons ?
Il se l’était demandé quand la vieille avait approché son visage du conducteur de la Dacia. En la voyant ensuite taper sur la voiture, le type se dirigea à grands pas vers le gendarme qui s’ennuyait depuis un moment.
— Monsieur l’officier, des individus au profil suspect ne respectent pas les gestes barrière.
A ces mots, le gendarme tourna la tête comme au bruit d’un coup de fouet et partit au trot en direction de la Dacia. La mendiante avait déjà disparu.
Comme elle avant lui, il tourna sa main fermée dans le sens inverse des aiguilles d’une montre à hauteur du visage de Jules, qui obtempéra en tremblant.
— Bonjour Monsieur, pouvez-vous justifier de votre présence prolongée dans ce véhicule sur ce parking de magasin d’alimentation ?
Jules estima qu’il n’avait jamais de chance, qu’il allait encore avoir des problèmes.
— Je m’apprêtais à faire deux-trois courses, Lieutenant.
Sa voix mouillée cliquetait sur les consonnes.
Le militaire n’avait pas spécialement de respect pour les trouillards. Il brandit sa douchette biométrique devant le regard tendu de Jules :
— Je ne suis pas lieutenant et j’ai horreur des suce-boules. Contrôle d’identité, veuillez fixer le point lumineux.
Le visage grimaçant, Jules obéit comme si son zèle était au contraire une preuve de vaillance. Le militaire ne trouva rien de compromettant dans ses données ni dans sa mise.
— Ne traînez pas et rentrez chez vous de suite après vos achats.
Soulagé de s’en sortir à si bon compte, Jules prit ses sacs, ferma sa voiture et suivit l’officier qui lui ouvrait le chemin alors qu’il n’y avait plus la moindre foule nulle part dans ce pays depuis le printemps 2020 — saison devenue la plus célèbre après l’été 42.
Tout ce qui incitait les clients à traîner longtemps dans les boutiques n’existait plus. Pas de musique, pas d’odeurs artificielles. Quelques-uns évoluaient parmi les linéaires à moitié vides, chacun avec un drone flottant à hauteur de son visage pour surveiller ses intentions. Dans les magasins réservés, les Français aisés envoyaient des robots sociaux à leur place, mais les plus défavorisés n’en avaient pas et quand ils sortaient de chez eux, le risque d’être contaminés ou agressés par le membre d’une communauté différente était élevé.
A cinquante-deux ans, Jules Mercier avait perdu son restaurant et foi en l’avenir. Il avait un seul avantage qui figurait dans ses données biométriques dont il se servait pour se déplacer facilement dans tout le pays : il était immunisé contre à peu près tous les virus, ce qui lui donnait également l’occasion de savoir de quoi il ne mourrait pas. Le cheveu encore noir et dru, une tournure élégante et robuste lui attiraient en outre les faveurs de femmes de toutes obédiences, ce qui lui évitait de vivre d’expédients.
Jules prit ce dont il avait besoin en s’aidant de sa mémoire car l’incident sur le parking lui avait fait oublier sa liste de courses dans le vide-poches. Il arriva les mains cisaillées devant les caisses, posa les sacs lourds à ses pieds et frotta ses paumes endolories en attendant son tour. Quatre personnes le précédaient : une dame avachie qui mettait un temps fou à ranger ses petites emplettes en passant chaque produit sous un spray, deux hommes qui communiquaient en langage des sourds, et une femme avec un bébé sur une hanche, une boîte de lait maternisé bloquée entre son coude et son sein. Les hommes étaient jeunes, d’allure sportive, l’un piqueté de taches de son dans la nuque sous une masse de cheveux clairs relevés en chignon, l’autre en tenue de cycliste et le crâne chauve. Jules se plut à imaginer que la cliente avait un visage d’une beauté extrême. Celles qui le payaient étaient parfois repoussantes. Il n’était pas regardant sur le physique de ses patronnes, mais une petite variation sur le même thème ne lui aurait pas déplu. La cliente déposa la boîte sur le tapis roulant, révélant un profil qui le déçut : un nez aquilin dans un visage tavelé. Elle consolida l’assise de son bébé contre sa hanche pour sortir sa carte bancaire. Après un moment qui parut long la machine refusa le paiement sans contact. Puis avec. Le robot social de la caisse indiqua à la mère impécunieuse la pompe du flacon de désinfectant et lui réclama de nouveau le montant, comme si son injonction avait le pouvoir de créditer son compte bancaire. Jules assistait à la scène avec un étonnement qui se doubla d’un intérêt soudain quand la femme réagit avec cette réponse idiote :
— Je suis vraiment désolée, ma carte doit avoir un problème car j’ai des sous sur mon compte. Je ne comprends pas pourquoi elle fait ça.
Elle partit alors en laissant la boite de lait dont la blancheur étincelait sous le rayon d’un soleil encore mouillé. Mais sa voix résonnait dans le ventre de Jules. Une voix grave et bien timbrée comme la course d’un archet sur les cordes d’un violoncelle. Il se sentit merveilleusement bien. Un sourire étirait d’ailleurs ses lèvres, jusqu’à ce qu’il réalise qu’il était inapproprié au regard de la situation : cette femme n’avait pas de quoi nourrir son bébé et lui, ce grand con, ne savait que sourire. Mû par une impulsion, Jules prit la boîte et l’inclut dans ses courses.
Dehors, La mère penchait son enfant au-dessus d’une plate-bande qu’il dévorait des yeux en tendant ses menottes. La nature console du béton mais pas de la faim. Il en fit l’amère expérience en suçotant un pétale jaune avant que sa mère ne le lui arrache vivement.
— Vous avez oublié vos achats en repartant.
Elle sursauta et se retourna sur Jules qui tenait la boîte de lait enserré dans ses mains comme un bouquet. Il vit son élan pour lui dire, sans doute, qu’il se trompait, et il remarqua que son visage s’empourprait. Il réalisa simultanément qu’elle ne portait plus son masque. La femme eut à nouveau ce mouvement pour caler son petit sur sa hanche, qu’il trouvait émouvant.
— Merci à vous, c’est gentil. Je peux être assez tête en l’air, parfois.
Elle s’empara doucement de la boîte comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Jules tarda à retirer ses mains. Le petit rit aux éclats et donna de grands coups sur la boîte, ce qui rappela à Jules la scène de tout à l’heure avec la vieille femme. De nouveau inquiet, il jeta un coup d’œil alentour : son regard tomba sur le militaire qui arrivait au pas de charge, l’air furieux et menaçant.
— Le monsieur et la mère avec son bébé ! Oui, vous ! Veuillez vous séparer.
La femme se recroquevilla autour de son fils avec résignation. Sa réaction contrastait avec son corps grand et robuste. Ému une nouvelle fois, Jules entoura ses épaules et posa une main sur le petit comme s’il était aussi à lui. Il n’avait encore rien décidé quand il répondit à l’officier ceci :« Allez bien vous faire cuire le cul, Lieutenant ! »
Les balles du Sig Sauer touchèrent leurs cibles aussitôt. Les corps s’affaissèrent comme des marionnettes sur le visage desquelles on aurait peint des airs étonnés. Les drones du parking survolaient la scène pareils à un ballet de mouches, ce qui laissait présager de la suite logistique des évènements.
Adossée au pilier d’un des préaux du parking, la mendiante échevelée observait tout cela de loin. Si cet imbécile avait réagi autrement, tout à l’heure, elle lui aurait révélé ce pour quoi il l’avait payée ; elle lui aurait dit qu’il rencontrerait une femme et que leur histoire durerait longtemps, à condition de se méfier d’un homme en rapport avec la loi… -
C’est étrange de franchir le seuil d’une librairie dans les conditions actuelles, masqué et désinfecté, accompagné du regard d’un libraire circonspect. On n’ose plus approcher les livres. On a l’impression de commettre un délit, un crime, peut-être, rien qu’en frôlant une tranche ; de contaminer ou de l’être à son tour en sortant un titre du fourreau de ses frères ; d’être un cochon aux pieds sales qui souille les livres davantage qu’il ne les feuillette.
Si l’on ne savait raison garder, l’on pourrait craindre, même, de donner ou de recevoir la mort à chaque page tournée ; comme dans Le Nom de la rose, mais en lecteur averti et incarné dans le corps du porcin Salvatore. -
J’aime quand deux idées, quand deux images se croisent, se télescopent. En général, leur synchronicité engendre un troisième élément dans mon esprit qui me permet d’écrire. Parfois, je m’en rends compte plus tard, en y repensant. Il peut m’arriver aussi, c’est d’ailleurs le plus souvent, d’avoir l’intuition que ces deux idées parentes seront fertiles, mais que je ne connaisse pas encore la date de la mise bas. Donc, je ne sais pas, au moment de cette intuition, si ces idées sont véritablement porteuses d’un fruit. Dans le doute et parce que je n’ai pas une mémoire formidable, je les note dans un carnet.
Hier, par exemple, j’ai regardé le premier épisode d’une série sur Arte, adaptée des nouvelles de l’écrivain Etgar Keret.
Au moment de mourir dans un accident d’ascenseur, un notaire tenait dans une poche remplie d’eau un poisson rare et laid, qu’il venait d’acheter pour son bébé à naître. Le poisson lui survécut en deux temps : il suffoqua d’abord à même le sol à côté du corps, puis un agent immobilier, ami du notaire et qui était dans les parages, le ramassa dans un déchet de bouteille pour l’emporter finalement avec lui.
Aujourd’hui, je lis « La Fracture » de Nina Allan (éditée en français chez Tristam), et voici qu’à nouveau il est question de poissons, cette fois nombreux et japonais d’origine, mais rares et laids également, auxquels leur propriétaire accorde lui aussi des propriétés et un attachement particuliers. Là encore, le possesseur des poissons perd la vie de façon prématurée et tragique.
Or, si la série est récente, le texte d’Allan, lui, est sorti en France en 2019. Le surgissement des deux dans mon quotidien à un jour d’intervalle ne me donne pas matière à écrire, mais je sais que j’en ferai quelque chose. Chapitre d’un roman, nouvelle, poème ou album jeunesse, je n’en sais fichtre rien, mais quelque chose adviendra. -
« Avec le printemps la vie devint moins dure à Lowood. L’école était installée dans un vallon très vert où s’écoulait un tranquille ruisseau. Le comité directeur prescrivait de longues promenades aux élèves car on considérait, à juste titre, que cela était excellent pour leur santé. Malheureusement, si cette vallée était riante et verdoyante, elle était fort insalubre du fait de son humidité.
Toute l’attention de Miss Temple était requise par les malades.
Dans ce berceau de brouillard, les épidémies vont vite et la typhoïde ayant éclaté dans la région, la terrible maladie s’infiltra rapidement dans l’école surpeuplée d’êtres mal nourris et avant le mois de mai, nous vivions dans un véritable hôpital. Les classes furent suspendues, le règlement se relâcha. Les rares élèves encore en bonne santé jouissaient d’une liberté presque illimitée. Toute l’attention de Miss Temple était requise par les malades. Elle passait presque toutes ses journées à l’infirmerie et ne prenait que quelques heures de repos. Beaucoup de petites malades mouraient et étaient rapidement inhumées.
Alors que la maladie et la mort faisaient des ravages autour de moi, je vivais les plus belles heures de ma vie, livrée à moi-même dans les splendeurs de la nature, et jouissant d’une liberté toute nouvelle pour moi. »Charlotte Bronté, « Jane Eyre », éd. Dargaud jeunesse — 1979 (p.34-35)
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Flannery O’Connor n’aimait pas les chauves-souris mais les oiseaux. Toutes sortes d’oiseaux et en particulier les paons.
Elle souffrait d’un lupus dont elle mourut à trente-neuf ans, en mille neuf cent soixante-quatre, soit une poignée d’années après la mise en circulation de l’hydroxychloroquine, qui en soulage certains symptômes.
« Suivie du paon, Mrs Shortley gagna la colline où elle avait décidé de prendre position. À les voir l’un derrière l’autre sur le chemin, on songeait à quelque procession. Elle gravissait la pente, bras croisés,et on eût dit l’épouse du Paysage, sortie à la menace de quelque danger, pour voir ce qui se passait. Elle se dressait sur d’énormes jambes avec la superbe assurance d’une montagne et, à travers des étranglements de granit, elle s’éleva jusqu’aux deux pointes de lumière d’un bleu glacé qui saillaient, et dominaient la campagne alentour. Elle ne prêta aucune attention à l’ardent soleil de l’après-midi qui se faufilait derrière une muraille de nuages démantelée, comme s’il feignait d’y vouloir glisser son regard indiscret. Ses yeux suivaient le chemin d’argile rouge qui bifurquait de la grand-route.
Le paon s’arrêta à un pas derrière elle – sa queue, un scintillement d’ors et de verts et de bleus était levée juste assez pour ne pas toucher terre. Elle se déployait de chaque côté comme une traîne et sa tête, posée sur un long col bleu flexible comme un roseau, était rejetée en arrière, comme s’il concentrait son attention sur quelque objet lointain, indiscernable à d’autres yeux que les siens.
Mrs Shortley, elle, observait une voiture noire qui venait de quitter la grand-route et franchissait la grille.»Extrait de « La Personne déplacée » dans le recueil Les Braves gens ne courent pas les rues, tiré de ses Oeuvres complètes (romans, essais, nouvelles, correspondance) éd. Quarto Gallimard (p.327)
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Voici, pour mes jeunes lecteurs, l’enregistrement audio du premier chapitre de Philibert, l’ami invisible. C’est un roman jeunesse encore inédit dans lequel Philibert, une créature imaginaire, est apparu dans la vie de Charline quand elle a exprimé très fort le souhait d’avoir un petit frère.
De multiples aventures les attendent, car Philibert a une mission à accomplir. -
La maison des Zitouni était dans la côte, en haut de la ville. Elle comportait un sous-sol qui doublait quasiment sa surface et un garage assez grand pour servir aussi d’atelier au père.
En fumant une John Player Special devant le soupirail de la buanderie, Mattéo lisait la description clinique proposée sur le site :
Le virus attaque les muqueuses bronchiques. Une insuffisance respiratoire peut se produire en quelques jours.
Il évalua la date probable à laquelle son père avait été infecté et il n’y en avait que deux. Lundi dernier et éventuellement le mardi treize mais franchement, ça pouvait être plus loin.
En tant normal, l’intérieur des bronches est tapissé d’une muqueuse humide avec des cils vibratiles qui expulsent les impuretés respirées.
— Bah ! dégueu…
Il se racla la gorge et cracha un molard au coin de la pièce. Il respira profondément en collant son nez à l’ouverture avant de prendre une nouvelle taffe.
La respiration envoie l’air dans les poumons qui va permettre à la perfusion d’oxygéner le sang qui passe dans les alvéoles pulmonaires.
Mattéo scrolla toute cette partie.
Le virus attaque les parois bronchiques qui cicatrisent en durcissant. Cette fibrose gêne les inspirations chargées en oxygène, provoque des étouffements. Les cils vibratiles vont être détruits. Le tabagisme est évidemment un facteur aggravant.
Mattéo ressemblait à son père : un petit gros avec le teint olivâtre et sans la moindre volonté. Il posa son téléphone sur le bord du lavoir et extirpa une nouvelle cigarette. Ce fils de pute de truc chinois ne l’aura pas. -
Célia Vitoux croisait des boutiques fermées. On aurait pu croire que la race des commerçants était éteinte. Les roues du vélo faisaient un bruit de crécelle qui attirait les têtes aux fenêtres comme de petits aimants. Des chats tenaient les quartiers, terrorisaient les rats depuis des jours interminables. En plein milieu des rues, des crapauds s’agrippaient à leurs femelles jusqu’aux sites de ponte dans les caniveaux qui débordaient. Des crapauds obèses qui bâfraient des cancrelats grouillant dans des poursuites aléatoires. Les immondices exhalaient une puanteur suffocante.
Richard Zitouni sut d’ailleurs qu’il était contaminé le jour où il ne la sentit plus. « Papa, t’as pas encore gueulé contre l’odeur de merde, ce matin. » lui avait fait remarquer son fils Mattéo. Le gros Zitouni avait couru aux toilettes pour s’écrouler dans un bain de larmes. Une seule fois il avait mis sa langue dans Sabine Arnaud. Une seule fois mais ça va ! C’était pas péché puisqu’elle avait crié en agrippant sa tête. Et il était puni pour ça ?
Célia adorait traîner dans la rue à présent que les hommes n’y étaient plus. Elle flânait dans ses robes, s’installait n’importe où. Et depuis que Zitouni avait fermé, elle gagnait pas mal d’argent avec des combines. Elle trouvait ça fou, tous ces vieux qui avaient besoin de ses menus services et qui payaient cher pour les obtenir. Elle en retirait un autre bénéfice, et qui n’était pas négligeable : elle prenait de l’ascendant sur son père qui se ratatinait à chaque liasse de billets qu’elle jetait à ses pieds. C’était si bon de le voir se baisser et ramasser !Illustration Les Amours vertes de Pauline Atlan