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Anna de Sandre

  • Chronique des confins #4

    mars 24th, 2020

    Lucas Verdier éteignit son rire nerveux derrière les containers alignés avant de tourner au coin. Mattéo Zitouni lui filera ses soixante balles et puis c’est tout. C’est facile de juger les menteurs, mais on est bien content de les trouver quand on a besoin de sauver son cul.
    Elle avait laissé traîner chaque syllabe comme dans une scène d’ivresse.
    Il sonna chez Béatrice Vitoux avec l’air sérieux qui convenait à son affaire. Des pies jacassaient sur le terre-plein herbeux devant la maison, leurs cris malgracieux semblant faire écho à son rire.
    — Tiens, Lucas… Qu’est-ce que tu fais là ?
    — Bonjour, Madame Vitoux. C’est la préfecture qui m’envoie vérifier qu’il n’y a pas le virus chez les gens.
    Béatrice Vitoux grimaça de surprise.
    — Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?
    Elle avait laissé traîner chaque syllabe comme dans une scène d’ivresse. Le jeune garçon fit le dos rond. Il insista d’une voix neutre :
    — Vous êtes seule ? Célia, elle est pas là ?
    Béatrice Vitoux lui fit un clin d’œil mais il ne se troubla pas.
    — Elle est chez son père jusqu’à la fin du confinement. Pas trop déçu ?
    Lucas se gratta la tête.
    — Non mais je suis pas là pour Célia, Madame. Je peux entrer faire ce que je vous ai dit ?
    Béatrice Vitoux commençait à s’amuser.
    — Tu n’as pas peur que l’un de nous deux contamine l’autre ?
    Le gamin avait prévu sa réaction et lui débita sa réponse toute prête.
    — Les enfants sont pas contagieux, Madame. Et si c’est nous qu’on chope, ça nous fait rien. C’est pour ça qu’on est bénévoles, la plupart. C’est bon, je peux entrer ?
    La mère de Célia se tourna de profil et Lucas s’engouffra chez elle comme dans un film d’action.

    Illustration River Phoenix dans Stand by Me

  • Chronique des confins #3

    mars 22nd, 2020

    Tôt levée, Célia Vitoux frottait son petit linge à l’eau froide. Elle avait saigné durant son sommeil mais ça continuait. Rongée par ce mal inconnu, elle n’osait pourtant le dire à sa mère. Et puis, le pays était en manque de médecins. Ils tombaient comme des mouches depuis le début du mois. Elle préférait garder son mal secret.
    Sous la douche, Célia frotta aussi son frifri à l’eau froide. Quand le ruissellement fut enfin clair, elle grelottait. Elle tourna le mitigeur dans l’autre sens et une chaleur liquide se déversa sur ses épaules, sa nuque, ses bras. Rien sur son frifri, ce qui l’empêcha de se réchauffer tout à fait. Elle s’assit donc dans la baignoire et dirigea la chaleur liquide au bon endroit. Elle nota que c’était tout à fait agréable. Elle resta immobile, commença à rêvasser.
    Et puis, quelque chose de singulier se produisit : en haut de son frifri, des langueurs. Était-ce de la fièvre ? Ensuite, des frissons. Bientôt, elle se sentit oppressée avec le souffle coupé. Des troubles respiratoires ? Une pulsation délicieuse l’empêcha pourtant d’écarter le jet. Célia crut mourir quand ça arriva.
    Elle ferma le robinet aussitôt après car elle avait reconnu les symptômes que tout le monde redoutait.
    Le virus était donc aussi dans l’eau du robinet. Avec l’Italie pas loin, où elle prenait sa source, ce n’était pas étonnant ; là-bas, tout était déjà contaminé.
    Quand sa mère allait savoir qu’elle l’avait attrapé rien qu’en prenant sa douche…

    Photo tirée du film Zazie dans le métro

  • Chronique des confins #2

    mars 21st, 2020

    Prendre le risque de traverser la place de la Mairie où le marché était toujours en place : Maëlys Martin y réfléchissait en mordant son pouce. Régis disait que leur père pouvait crever dans son urine, mais si Maëlys n’y allait pas, Il n’aurait rien à manger à part du pain ou un rogaton de la même merde. Alors, elle sortit dans le dehors sec et clair.
    Maëlys croisait les gens à bonne distance avec une bricole en tissu sur le visage, l’attestation à même les tupperwares dans son panier. Yeux, fesses ; barbes ; pénis : de toute façon, elle n’osait déjà plus regarder les hommes depuis les premières consignes du gouvernement. Si on survit au Corona, est-ce qu’on arrive encore à jouir ?

    Soudain, une saute de vent arracha le document et l’instant d’après, il était hors de portée. La sœur de Régis jura en prenant sa tête entre ses mains. Le feuillet dansait dans la bourrasque qui l’emportait à méchante allure. Maëlys se mit à courir, bras levés. Son panier à l’épaule lui talait le sein gauche mais elle ne sentait rien. Elle sautait en vain, se cognait dans les badauds qui poussaient des cris d’épouvante à l’idée d’être aussitôt contaminés.

    Quand enfin une main anonyme lui mit un coup de taser, tout le monde applaudit. Elle s’écroula au milieu d’un présentoir de saucisses et une femme trapue, encore indignée par son comportement, fit ce commentaire :
    — Un boudin au milieu des saucisses… Bravo ! Tu aurais voulu le faire exprès que tu n’y serais pas arrivée.

    (Illustration : Campillo — Les Revenants)

  • Chronique des confins #1

    mars 20th, 2020

    La nuit de Régis Martin avait été chambardée. Il était sorti après cinq verres — il renonçait à se soûler tout seul, espérait rencontrer quelqu’un dans le même état d’esprit. Il filocha pour éviter la police, conscient de sa démarche bancale. Il serra dans sa poche l’attestation de déplacement dérogatoire rédigée ce matin pour acheter des cigarettes, espérant qu’elle ferait illusion s’il croisait tout de même les forces de l’ordre. Larrieu avait mis un filtre à l’entrée de son tabac mais il manipulait les espèces avec les mains nues. Martin n’y avait pensé qu’après avoir rangé la monnaie dans son portefeuille.La rue Gambetta était vide comme si l’armée russe la surveillait. Hier encore, les bouteilles et les verres circulaient sous les arbres, en bas des immeubles, de chaises en bancs, poussés par des mains expertes.
    Les gens se réveillaient avec une gueule de bois et la peur d’être contaminés par une cochonnerie entre la grippe et la peste, on ne savait pas trop bien quelles informations étaient les bonnes. Martin heurta de plein fouet un grand type mou à l’angle de la rue Simonge qui lui aussi se moquait de respecter les consignes.
    — Désolé, mon vieux ! Je ne vous ai pas vu.
    — Quoi ? Putain, mec, tu m’as pas calculé ? Mais j’encule ta mère, sale bâtard ! Par la barbe du Prophète, je te crache à la gueule ! T’es dead, man ! Wallah je vais te tuer au corona.
    Le jet de salive arriva en plein dans le visage de Régis Martin et l’ivresse quitta son sang.
    Une attaque de panique le fit vomir aussitôt.
    Aujourd’hui, la fête était terminée…

  • mars 10th, 2020

    J’ai enfin la preuve que Dieu et sa colère existent depuis qu’Il nous a envoyé le corona et le confinement qui va avec pour nous punir de la littérature autofictionnelle.

  • La reine d'épée, droite

    février 26th, 2020

    Depuis le point du jour jusqu’à ce début d’après-midi d’automne à l’avancée timide, Rose Mandel avait reçu dans son cabinet de consultation — acheté après la crise de 2008, trois clients dont un homme qui était précisément celui à qui elle tirait les cartes au moment où elle remarqua une pliure au coin de l’une de celles qu’elle avait écartées sur un coin de la table.
    Elle fut tentée de la retourner mais elle venait de confirmer au client que son avenir professionnel se tricotait serré sur de trop fines aiguilles. Inutile, donc, de charger la barque davantage : il était suffisamment excédé par ses révélations.
    — Refaites un nouveau tirage, pour voir… je ne vous paie pas pour que vous m’annonciez que je vais continuer à bouffer des tartines de merde !
    Il triturait la navette de la fermeture Éclair sur la manche de son blouson. Son regard — qui doutait et menaçait la taromancière en alternance, donnait un éclat minéral à ses yeux enfoncés sous d’épais sourcils froncés. La voyante recula contre le dossier de sa chaise.
    — Je n’ai pas dit cela, rectifia-t-elle sur un ton qui se voulait suave. J’ai dit que de nouvelles difficultés se profilent à l’horizon. Votre clientèle va diminuer et il faudrait probablement que vous preniez un emploi secondaire en attendant que vos affaires repartent. Mais voyez, ici, il y aura tout de même une embellie. Comptez à peu près six mois avant qu’elle n’arrive.
    Elle désignait les cartes concernées pour appuyer ses propos. L’homme suivait son doigt mais il ne voyait que des cartons colorés.
    — Vous vous trompez. Recommencez le tirage, j’ai dit ; je… je ne m’étais pas bien concentré sur cette question quand vous me faisiez choisir les cartes. Vous comprenez, ce n’est pas le moment.
    Il répéta « ce n’est pas le moment » pour lui-même.
    Rose Mandel soupira puis elle ferma le jeu en rassemblant les cartes et procéda à un nouveau mélange.
    — Voyons si les cartes ont un conseil à vous donner.
    Elle respira profondément. L’homme sentait Pour un homme de Caron, un accord de lavandes et de vanille sur un fond boisé qui la transporta au temps de ses promenades enfantines dans la garrigue, derrière la maison de son grand-père qui, lui racontait sa mère, avait échappé à une prison allemande avec un autre Français en enfilant une tenue d’infirmier. Rose savait que c’était un mensonge. À l’époque où elle était au collège, un documentaire sur Arte avait donné à la fin d’un reportage la liste des entreprises de la région où elle avait grandi, qui n’avaient pas collaboré. L’entreprise de ferronnerie de son grand-père n’y figurait pas. Aujourd’hui, elle gagnait sa vie en racontant à son tour des histoires. Et quand elle approchait de certaines vérités les gens lui donnaient plus d’argent pour qu’elle s’en éloigne. La faribole était une valeur plus désirable et par là-même fructueuse qui laissait pourtant Rose de marbre. Elle perdait parfois des clients avec sa justesse. Quand elle rentrait chez elle, elle était seule et muette. Parler pour ne rien dire était bon pour les idiots. Les paroles franches coulaient une chape sur le tréfonds de son être, constitué de honte et de boue.

    Un changement ténu comme une brume dans l’ambiance de son bureau lui fit reprendre ses esprits. Le consultant la regardait de travers, comme la moitié des gens du village depuis qu’elle assumait son activité. Avant son coming out, l’attraction principale ici était le feu tricolore au carrefour de la grand-rue. Quand il devenait clignotant après neuf heures trente, les conducteurs devenaient comme fous et ne respectaient plus rien. Regarder Rose Mandel entrer et sortir de son cabinet de consultation était autrement passionnant. Les gens formaient de petits attroupements, au début, auxquels ils renoncèrent car chacun voulait pouvoir la consulter en toute discrétion. Si ce n’était aujourd’hui, ils en auraient peut-être le besoin plus tard, aussi, et sans se concerter, ils se montrèrent moins ostensibles dans leur surveillance.

    L’image d’une femme gestante en plein travail apparut soudain dans l’esprit de Rose.
    — Votre femme est enceinte ?
    — Oui, c’est prévu pour le mois prochain.
    Une lueur de respect passa dans le regard de son client, du même éclat que le rayon de soleil dans lequel flottaient des particules de poussière. La fumée d’un encens serpentait en volute, la flamme d’une bougie de neuvaine à Sainte-Rita tremblotait en grésillant. Une carte tomba du paquet. Rose cessa de mélanger. C’était celle qui avait attiré son attention, tout à l’heure ; celle avec la pliure. Elle se pencha au-dessus de sa chaise pour la ramasser.
    — Ah ! La Reine d’Épée. Un accouchement par césarienne, à mon avis. Et je le sens pour dans pas longtemps. Mais elle est droite, donc tout ira bien ensuite. La mère et l’enfant seront en bonne santé.
    Le client, au contraire, semblait en mauvaise forme, tremblant et tout blanc. Cette sorcière lui racontait une connerie de plus.
    — Vous êtes complètement siphonnée ! Le gynéco a dit « grossesse normale  et accouchement par voie basse ». Vous êtes pas douée, hein ! Ça vaut pas soixante balles, votre voyance ; je vous préviens, je vous paye pas un pélot.
    Rose, qui avait une conscience aiguë de son physique de lâche et de ses pieds plats, ne protesta pas. Chacun se leva contrarié. L’homme remit dans sa poche le portable et les clefs dont il s’était soulagé en les posant devant lui au début de la séance. Rose, les bras croisés, l’attendait. Il ne fit pas deux pas qu’il ressortit le portable de sa poche. L’extrait le plus flamboyant des Carmina Burana éclata dans le bureau.
    — Allô ? Oui, c’est moi… pardon ? mais vous aviez dit que c’était pour le mois prochain… que ça tomberait pour mon anniversaire ! … okay… si les deux vont bien, c’est le principal… Bon, ben tant mieux, tant mieux… quoi ? Mais le gynéco avait dit « voie basse » ; vous vous foutez de ma gueule ? Pourquoi j’ai pas été prévenu avant ?Il se tourna vers la voyante. Sa mine ahurie soulagea Rose. Elle eut quand même envie d’aller boire un verre. Elle regarda par la fenêtre, eut un geste vague qui repoussait cette idée puis chercha des yeux son sac à main.
    — Non, pardon, pardon, Madame. Je suis content, mais oui, je suis content… j’ai trois heures de trajet, j’arrive direct. Merci Madame, j’arrive.
    Le consultant glissa son portable dans son blouson.
    — Madame, vous êtes une putain de grande voyante. La meilleure ! Mon fils est arrivé en avance, par césarienne, comme vous venez de le dire. Je file direct pour aller le voir. Je vous dois combien, déjà, vous m’avez dit ?
    Rose s’était mise à marcher dans la pièce. Elle regagna sa table et lui demanda cent euros. Sans moufter, le consultant tendit un billet. Rose le glissa dans son cahier de comptes. Elle hésita à prendre une nouvelle fois la parole, s’empêcha en ajustant sa mise : une mèche de ses cheveux derrière une oreille, un tiraillement sur son pull pour paraître droite. Finalement, elle lui dit tout à trac :
    — Toutes mes félicitations, petit frère. Et mon neveu va s’appeler comment ?
    L’homme rougit en mettant sa casquette.
    — Je me doutais que tu m’avais reconnu. On ne peut pas ne pas reconnaître quelqu’un de son sang, même trente ans après.
    Un silence éloquent du côté de Rose. Peut-être aurait-elle dû feindre jusqu’au bout.
    — Je te reconnaîtrais n’importe comment, bien sûr. Tu n’as pas changé. Toujours aussi lâche.
    Son frère lui tendit une main. Elle n’osa pas la refuser.
    — Je voulais voir ce que tu devenais. Ton nom commence à circuler, et comme c’est celui de la famille, je voulais voir à quel point tu nous faisais encore honte. J’aurais dû assumer ma démarche et me présenter à toi. On en reste là, je suppose ?
    Rose lui répondit sans trembler :
    — J’ai renoncé à la famille, Amaury. Je ne changerai pas d’avis. Au revoir et prends soin de toi.
    Amaury se rembrunit.
    — Très bien, alors ce n’est pas la peine que je te donne le prénom de mon fils, puisque tu n’en as toujours rien à foutre de nous.
    — En effet. Mais je suis contente de savoir que la famille s’agrandit. J’espère du fond du cœur qu’il s’en sortira mieux que Maman et toi.
    Après que son frère eut quitté son bureau, Rose Mandel alluma une cigarette et décapsula une bière triple avec un angle de son briquet. Elle étendit les jambes sur son bureau, à même les cartes du tirage, se renversa contre le dossier de son siège et ne tarda pas à envoyer des bouffées mêlées de rots. Quelle famille de queues de race, bon sang ! Vraiment, elle ne regrettait pas d’avoir coupé les ponts.

  • Hubert Mingarelli (1956-2020) — Une histoire de tempête

    janvier 27th, 2020

    Après le cheval, sa vie a continué. Elle était affreusement longue, c’était un océan sans fin. Elle a continué pour lui, mais par pour moi. Je n’écoutais plus du tout. Je pensais à nouveau à mes trois pages, je pensais à elles comme à un enfant laid que l’on finira par aimer quand même. J’essayais de me persuader qu’en les retravaillant elles finiraient par être tout à fait bonnes. Ensuite j’ai pensé à l’histoire elle-même. Il me semblait l’avoir. Je veux dire que je l’aimais. Pour la centième fois, je me la suis racontée. Je voulais y déceler les failles, s’il y en avait . Elle se passait pendant la Première Guerre mondiale. C’était l’histoire d’un homme qui n’avait pas été mobilisé à cause d’une de ses jambes qui ne pliait pas. Il marchait difficilement. Il avait un fils, et le regard que ce dernier portait sur lui le tourmentait. Il en souffrait. Car le garçon avait des amis dont les pères se battaient sur le front. L’homme sentait dans le regard de son fils un reproche, une sorte de honte qu’il ne soit pas comme tous les pères de ses amis, sur le front. En sorte que pour rien au monde il ne lui aurait avoué pourquoi il allait chaque matin à la gare, et en quoi consistait vraiment son travail. Il lui mentait, il prétendait qu’il allait charger des munitions pour le front. Il lui semblait qu’ainsi aux yeux de son fils, il participait au combat, malgré sa jambe malade. Il allait bien chaque matin à la gare, mais ce n’était pas pour charger des munitions dans les wagons. Il y allait pour changer de vêtements. Dans les toilettes, il revêtait un costume noir et un haut-de-forme, et muni d’une liste de noms et d’adresses qu’on lui avait remis la veille, il s’y rendait en claudiquant et remettait à ces gens la lettre du ministère leur annonçant la mort au combat d’un fils, d’un père, d’un mari. Et d’une voix neutre il adressait les condoléances du ministre en personne. Il était la voix du ministre et de la patrie. Il avait l’impression de tuer une seconde fois ceux dont il prononçait le nom. C’était cela, son travail, voilà ce qu’il faisait du matin jusqu’au soir, et vraiment pour rien au monde il n’aurait voulu que son fils l’apprenne.

    Mais la guerre dure et le garçon grandit et fait part à son père de son intention de s’engager. Le désarroi du père est immense. La peur ne le quitte plus. Il rêve la nuit qu’il vient frapper à la porte de sa propre maison vêtu de noir pour s’annoncer à lui-même la mort de son fils. »

    «Hubert Mingarelli, Une histoire de tempête, éd. du Sonneur (p.22-24)

  • Olga Tokarczuk — Sur les ossements des morts (extrait)

    janvier 17th, 2020

    9782882502605-d1ff6  Après avoir prudemment défait les bandelettes immondes, j’ai pu voir ses pieds. Quel étonnement ! J’ai toujours pensé que la partie la plus intime et la plus personnelle de notre corps était les pieds, et non les parties génitales, le cœur, ou même le cerveau, organes, somme toute, sans grande importance et que l’on surestime à tort. C’est dans les pieds que se concentre tout le savoir sur l’homme ; c’est vers les pieds que converge l’essentiel de ce que nous sommes et que s’établit notre rapport à la terre. Le contact avec la terre, son point de jonction avec notre corps, renferme tout le mystère : bien que nous soyons constitués de particules de la matière, nous n’en faisons pas partie, nous en sommes séparés. Les pieds sont notre prise de connexion. À présent, les pieds nus du mort étaient pour moi la preuve de son origine incertaine. Ce n’était pas un humain. Il ne pouvait être qu’une forme innommable, de celles qui – selon notre cher Blake – précipitaient les métaux dans l’immensité et transformaient l’ordre en chaos. Peut-être était-il une sorte de démon. Les êtres démoniaques se reconnaissent toujours à leurs pieds, car ils ont leur propre manière de marquer le sol. Les pieds du cadavre, longs et étroits, aux orteils fins, aux ongles noircis et difformes, semblaient préhensiles ; son gros orteil se détachait des autres, comme le pouce. Ils étaient couverts de poils noirs. A-t-on jamais vu ça ? Matoga et moi échangions des regards dubitatifs. Au fond d’une armoire presque vide, nous avons trouvé un costume couleur café, à peine taché, qui avait dû très peu servir. Moi, je n’avais jamais vu Grand Pied avec. La plupart du temps, été comme hiver, il portait des bottes en feutre, à la russe, un pantalon élimé assorti à une chemise à carreaux et une doudoune sans manches. Habiller le mort m’a fait soudain penser à une caresse. À vrai dire, je ne crois pas qu’il ait connu une telle dou-ceur de toute sa vie.

          Nous le tenions délicatement sous les bras en lui enfilant ses habits. Son poids reposait sur ma poitrine et, après une vague de répulsion tout à fait naturelle, à la limite de la nausée, l’idée m’est venue de blottir ce corps contre moi, de lui tapoter gentiment le dos et de lui susurrer à l’oreille d’une voix rassurante : « Ne t’en fais pas, ça ira. » Je ne l’ai pas fait, à cause de la présence de Matoga. Il aurait pu le prendre pour de la perversion.
          Les gestes non accomplis s’étant transformés en pensées, j’ai éprouvé soudain de la pitié pour Grand Pied. Il se peut que sa mère l’ait abandonné et qu’il ait été mal-heureux tout au long de sa triste vie. De longues années de malheur dégradent l’homme bien plus qu’une maladie mortelle. Je n’ai jamais vu d’invités chez lui, pas de famille, pas d’amis qui seraient venus lui rendre visite. Même ceux qui pratiquaient la cueillette des champignons ne s’arrêtaient jamais devant sa porte pour échanger quelques mots. Les gens avaient peur de lui et ne l’aimaient pas. Je crois qu’il ne fréquentait que les chasseurs, et encore rarement. D’après moi, il devait avoir une cinquantaine d’années. Je donnerais beaucoup pour voir sa huitième maison, peut-être y découvrirais-je Neptune et Pluton en aspect de conjonction, avec Mars placé quelque part dans l’ascendant ; toujours est-il qu’avec sa scie dentée entre ses mains noueuses, il faisait penser à un prédateur ne vivant que pour semer la mort et infliger la souffrance. Afin de lui enfiler sa veste, Matoga fut obligé de le sou-lever et de le mettre en position assise, et nous avons alors remarqué que sa langue enflée retenait quelque chose dans sa bouche. Après un moment d’hésitation, la main tremblante et les dents serrées de dégoût, j’ai réussi à attraper délicatement l’objet par son extrémité et j’ai vu que je tenais entre mes doigts un petit os, long, fin et pointu comme un poignard. La bouche du mort laissa échapper un gargouillis rauque et de l’air, suivis d’un sifflement léger ressemblant à un soupir. Nous bondîmes en arrière en lâchant le corps. Matoga devait sans doute ressentir la même chose que moi : l’horreur. D’autant plus qu’entre les lèvres de Grand Pied apparut du sang rouge foncé, presque noir. Un petit ruisseau funeste coulait de sa bouche. Nous étions pétrifiés de frayeur.
     
    Olga Tokarczuk, Sur les ossements des morts, éd. Noir sur Blanc
  • Toni Morrison, Récitatif

    octobre 4th, 2019

      Ma mère dansait toute la nuit et celle de Roberta était malade. Voilà pourquoi on nous a emmenées à St-Bonny. Les gens veulent passer les bras autour de vous quand vous leur dites que vous avez été dans un foyer, mais franchement, celui-ci n’était pas mal. Pas une immense salle en longueur avec cents lits comme à Bellevue. Quatre par chambre, et quand on est arrivées, Roberta et moi, il y avait une pénurie de gosses à prendre en charge, donc on était les seules affectées à la 406 et on pouvait aller d’un lit à l’autre, si on voulait. Et on voulait, en plus. On changeait de lit tous les soirs, et pendant les quatre mois entiers où on a été là-bas, on n’en a jamais choisi un seul pour être notre lit permanent.

    Ça n’avait pas débuté comme ça. À la minute où je suis entrée et où Bozo le Clown nous a présentées, j’ai eu la nausée. Être tirée du lit tôt le matin, c’était une chose, mais être coincée dans un lieu inconnu avec une fille d’une race tout à fait différente, c’en était une autre. Et Mary, à savoir ma mère, avait raison. De temps à autre, elle s’arrêtait de danser assez longtemps pour me dire quelque chose d’important, et une des choses qu’elle ‘a dites, c’était qu’ils ne se lavaient jamais les cheveux et qu’ils sentaient bizarre. Roberta, c’est sûr. Qu’elle sentait bizarre, je veux dire. Donc quand Bozo le Clown (que personne n’appelait jamais Mme Itkin, de même que personne ne disait jamais St-Bonaventure) a dit : « Twyla, voici Roberta. Roberta, voici Twyla. Faites-vous bon accueil », j’ai répondu : « Ma mère, ça va pas lui plaire que vous me mettiez ici.
    — Bien, a dit Bozo. Alors peut-être quelle va venir te chercher pour te ramener à la maison. »
         C’est pas de la méchanceté, ça ? Si Roberta avait ri, je l’aurais tuée, mais elle n’a pas ri.Elle est juste allée à la fenêtre et s’est arrêtée en nous tournant le dos.
    « Retourne-toi, a dit Bozo. Ne sois pas grossière. Bon, Twyla. Roberta. Quand vous entendrez la sonnerie, c’est le signal du déjeuner. Descendez au rez-de-chaussée. À la première bagarre, pas de film. » Et ensuite, juste pour s’assurer qu’on savait ce qu’on raterait : « Le Magicien d’Oz ».
         Roberta a dû croire que ma mère serait furieuse qu’on me mette dans ce foyer. Pas qu’on me fasse partager sa chambre, parce que dès que Bozo est partie, elle est venue vers moi et elle a dit : « Ta mère aussi, elle est malade ?
         — Non, c’est juste quelle aime danser toute la nuit.
         — Ah. » Elle a hoché la tête, et j’ai bien aimé sa manière de comprendre les choses aussi vite. Donc dans l’immédiat, peu importait qu’on soit là comme sel et poivre, et c’était parfois comme ça que les autres gosses nous appelaient. On avait huit ans et on avait zéro tout le temps. Moi, parce que je n’arrivais pas à me souvenir de ce que je lisais ou de ce que disait la maîtresse. Et Roberta, parce qu’elle ne savait pas lire du tout et qu’elle n’écoutait même pas la maîtresse. Elle n’était bonne en rien, sauf aux osselets, où c’était une tueuse : lancer, ramasser, lancer, ramasser.
         On ne s’aimait pas tant que ça, au début, mais personne d ‘autre ne voulait jouer avec nous parce qu’on n’était pas de vraies orphelines avec des parents beaux, morts et au ciel. Nous, on avait été abandonnées. Même les Portoricains de New-York et les Indiens du Nord nous ignoraient. Il y avait toutes sortes de gamines, là-dedans : des Noires, des Blanches, et même deux Coréennes. Mais la nourriture était bonne. »
     
    Toni Morrison, « Récitatif », extrait de sa nouvelle inédite parue dans le n°11 de la revue America (p.130-131).
  • Runaway train

    septembre 17th, 2019

    l’un des arrêts facultatifs d’une certaine ligne ferroviaire, quelque part en Louisiane, un grand gaillard blond prénommé Jules descendit d’une voiture de voyageurs, au cœur d’un hameau comprenant douze maisons et une petite gare rectangulaire. Il fut le seul voyageur à quitter le convoi, et dès que son pied droit toucha le quai en mâchefer du dépôt, le chef du train ôta le marchepied de sous son talon gauche, les freins pneumatiques lâchèrent un soupir sonore et le train s’ébranla dans un fracas métallique d’attelages qui s’entrechoquent.

    Se rappelant les instructions qu’il avait reçues, Jules se dirigea vers le sud en suivant un embranchement envahi d’herbes folles, et il trouva bientôt une locomotive à vapeur Shay attelée à une voiture de service et à cinq wagons plats sans chargement. Le mécanicien se pencha par la fenêtre de sa cabine.
    « C’est vous qu’on envoie pour l’expertise ? »
    Jules posa son sac, leva les yeux vers le mécanicien, puis regarda derrière l’homme les arbres imposants qui sortaient d’une eau noire comme du pétrole. »
     
    Tim Gautreaux, Le dernier arbre, éd. Seuil
     
    ***
     
         Le premier train du jour surgit du brouillard. Deux gros yeux jaunes, en colère, jaillissent soudain, éclairant le museau renfrogné de la locomotive qui tire derrière elle des dizaines de wagons et de containers. Williams Station Day, dernier samedi d’octobre. L’odeur de carton-pâte des petits matins froids. Une brume épaisse couvre la matinée comme un châle. À l’approche de la gare, le train pousse un mugissement de taureau à l’agonie. La foule assemblée là pour le voir passer lance un grand cri de joie, applaudit, se regarde applaudir, les gens se prennent à témoin, oui, le Williams Station Day a bien officiellement commencé. Je regarde Eve, ses yeux aux teintes orangées brillent d’un éclat enfantin. Certains wagons sont bariolés aux couleurs de l’événement, d’autres aux couleurs de la sainte Amérique. La ville d’Atmore fête sa fondation, cent ans plus tôt, autour de la voie ferrée, seule et unique raison de son existence. On célèbre aujourd’hui l’établissement d’une vague gare devenue une vague ville. Le serpent monstrueux traverse, raide, Atmore pendant un bon quart d’heure, un kilomètre au moins de wagons et de containers avance à une allure modérée, bruyamment, devant une population qui revient tous les ans se célébrer elle-même. L’air est encore frais. Le brouillard ne devrait pas se lever avant une heure. Une bénévole sous un barnum blanc distribue des cafés chauds aux lève-tôt, aux fervents. Je vais en chercher deux, en tends un à Eve qui prend le gobelet entre ses mains pour se réchauffer. Elle boit une gorgée, se brûle la langue, s’en fout, scrute à nouveau l’immense chenille de fer. Je regarde Eve qui regarde le train, indifférente à ce qui l’entoure, aux autres, aux hommes, casquette et chemise à carreaux. Le train s’éloigne, quelques applaudissements épars jaillissent, la journée va pouvoir commencer. »
     
    Alexandre Civico, Atmore Alabama, éd. Actes Sud
     
    ***
     
    Le 19 décembre 1853, je quittai Saint-Louis par le train du soir en partance pour Chicago. Il n’y avait que vingt-quatre passagers en tout, ni femmes, ni enfants. Nous étions d’excellente humeur et on fit bientôt agréablement connaissance. Le voyage promettait d’être plaisant et aucun d’entre nous, je pense, n’avait le plus vague pressentiment de l’horreur que nous allions bientôt subir.
      À onze heures du soir, ils se mit à neiger dru. Peu après avoir quitté le petit village de Welden, nous pénétrâmes dans cette immense solitude de la prairie qui s’étend sur des lieues et des lieues, monotone et inhabitée, jusqu’aux lointains Jubilee Settlements. Le vent, que n’arrêtaient ni arbres ni collines, ni même quelque rocher égaré, soufflait avec violence sur le désert uniforme en faisant tourbillonner la neige, le vaporisant comme les embruns à la crête des vagues d’une mer démontée. La couche de neige devint rapidement profonde ; et nous sûmes, car le train réduisait sa vitesse, que le moteur luttait avec une difficulté croissante. De fait, il frôlait parfois l’arrêt définitif au milieu des grandes congères qui s’amoncelaient comme des tombes colossales en travers de la voie.
     
    Mark Twain, Du cannibalisme dans le train, éd. Omnibus
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