À ceux qui me demandent comment j’arrive à écrire indifféremment pour la jeunesse et pour l’adultesse, une illustration de Bob Staak.
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Elle s’appelait Mireille. L’esprit vif et dure à la tâche, parce qu’il fallait bien. Parce que l’aîné, le frère, celui qui aurait dû reprendre la ferme après la mort du père, celui-là n’en eut jamais le goût. Sorti quatre ans avant elle du berceau de chair d’Hélène, sa mère, mais à regret. Une semaine après terme. Le docteur avait prévenu la mère. Si l’enfant ne sortait pas maintenant de sa chambre de matières et de nuit humide, il risquait d’être empêché. Le berceau pouvait se calcifier autour de lui. La mère était ponctuelle de tempérament. Cette première contrariété de ce petit qui tardait, c’était un premier affront qu’elle saurait lui faire payer le moment venu.
Il arriva par un temps clair et tempéré et sembla hériter de ces qualités. Il était blond avec des cheveux fins de fille, pâle comme une lumière crue et avec des manières qui déplurent à la grand-mère. La mère du père, dont on attendait de trouver un petit matin le corps allongé sous le drap et la bouche tordue par un rictus. Elle tenait la maison d’une main de fer, portait la clef des armoires entre des seins qu’elle avait flasques, régentait sa bru et la bonne. Les hommes du père, bruns, râblés, taciturnes, se méfiaient de la vieille. Ils n’attendaient pas que le père plie la lame de son couteau pour sortir de table. Ils se levaient après que la mère de leur employeur avait rangé sa serviette dans un rond en bois qu’il lui avait sculpté pour un anniversaire.Si cet enfant était arrivé dans une famille bordée de pudeurs, on aurait dit qu’il avait le corps empêché. Mais ici, au pays, ce sont des mots rudes qui se bousculent dans la bouche des hommes. Des mots que leurs femmes, filles, mères, brus, tantes et nièces ne répétaient qu’à la condition de se couvrir la bouche de la main. Mais qu’elles répétaient quand même. On disait donc de lui qu’il était un avorton, un rogaton, une crotte de bique.Il ne se plaignait pas, car l’école le sauva. Il tomba sous le charme du premier livre que l’institutrice du village lui mit dans les mains. On rouspéta chez lui qu’un intellectuel ne saurait pas ici faire sa part. Une part qui rapporte, non qui coûte. On était avare car la peur du manque s’était transmise à travers les générations.Il répondait au nom de Bernard les rares fois où l’on voulait bien l’appeler par son prénom, semblait toutefois hésiter, comme s’il l’oubliait. Comme si les sobriquets qu’on lui crachait au visage l’identifiaient mieux. Il partit pour la ville après le certificat et ne revint jamais.Pour Mireille, ce fut différent. Quand son visage frais et déjà rose se montra avec un mois d’avance, la vieille sut à qui, plus tard, elle donnerait la clef des armoires.Pour le malheur de sa petite-fille, Hélène le comprit à son regard émerveillé. Elle n’avait jamais eu droit à rien. Au pieu rouge de son mari, qui forçait dans son ventre. Mais recevoir son lait épais dans le sommeil de ses entrailles, était-ce gagner quelque chose ? Les enfants coûtaient en fatigue et en tâches amoncelées. Ne jamais se plaindre, faire semblant, courber l’échine, rester à sa place dans la hiérarchie immuable. Tout cela, elle l’avait fait.Mais aujourd’hui, une pisseuse allait tout conquérir à la force de rien. Pourtant, la prudence qui vient aux filles avec la puberté, la sagesse qui vient aux femmes bien avant leur première grossesse lui dictèrent sa conduite. Elle fit semblant d’adorer sa fille. Elle l’entoura de tous les soins. Et Mireille se crut aimée jusqu’au décès de la vieille, qui arriva alors qu’elle ouvrait l’armoire à confitures pour le plaisir d’en caresser les pots. » -
Misère ! mon éditeur qui me rappelle ; et je sais très bien pourquoi : « allô Anna ! Alors, ce roman, vous en voyez la fin ? »
C’est bon, je décroche pas.
Ben non, évidemment, qu’il avance pas ; il fait aussi chaud que dans le frifri de Cléopâtre, actuellement, dans le Gers ! Mes mains sont en alerte sécheresse et ça m’empêche d’écrire. Donc, je reprendrai mon stylo quand elles auront récupéré le taux d’humidité d’une cave à cigares parce que l’écriture, c’est 90% de sueur. En plus, vu l’à-valoir tout maigrichon qu’il va me proposer, je sais déjà que j’ai plutôt intérêt à matcher un ventilo sur Tinder si je veux qu’un élément masculin arrive à me donner du plaisir aujourd’hui. -
Lundi : tel un minable Jean-Claude Dusse éternellement à deux doigts de conclure, tu découvres, au moment d’achever l’écriture de ton roman, la quatrième dimension qui en fera tout le sel à la condition d’y introduire de nouveaux chapitres.
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Je suis né le 10 mars 1951 à l’hôpital LARIBOISIÈRE au 2 de la rue Ambroise-Paré, dans le dixième arrondissement de Paris. Il faisait un doux soleil de fin d’hiver si j’en crois les photos que j’ai pu regarder dans les coupures des journaux trouvés dans les affaires de ma mère. J’avais douze ans la première fois que je les ai eues entre les mains. Ma mère, qui à cette période était déjà brouillée avec ma tante, si je me rappelle bien l’attitude étrange qu’elle avait quand quelqu’un de la famille —ou plus précisément de ceux qui avaient survécu, venait à parler de sa sœur en sa présence. Je n’ai jamais pu en connaître le motif malgré mes recherches attentives. Je me rendais bien compte que je ne savais pas grand-chose sur cette femme dont le fantôme me tourmentait quand je n’avais pas de réponses à son sujet et je me reprochais déjà à l’époque mon manque de pugnacité. Qu’aurais-je bien pu apprendre sur cette partie de mon arbre généalogique si j’avais davantage insisté auprès de ma mère ?
J’avais douze ans. J’étudiais mon dossier avec le sérieux d’un commissaire. Pourquoi m’intéressais-je au jour de ma naissance à ce moment-là ? Sans doute car je pressentais que ma mémoire allait rapidement me faire défaut. Je voulais collecter et conserver le plus possible de documents.
Il était prévu que ma mère donne naissance à son enfant en Bretagne, dans un petit village des Côtes-d’Armor où elle s’était réfugiée avec son mari qui allait devenir mon père. Son oncle et parrain, Raymond Chevreuse, l’avait réclamée pour un de leurs rendez-vous à son domicile, dans un hôtel particulier près des Champs-Élysées. Il l’avait accueillie avec cette phrase étrange :
— A partir de maintenant, Henri devra « se tenir à carreaux » ; j’ai vérifié les signatures.
Paris. Ma mère se tient debout à l’arrière du tramway. Elle porte ce bébé nouveau dans ses bras, serrée dans la masse des passagers. Personne ne s’est levé pour lui céder sa place. Avais-je conscience de son inquiétude ? Elle rentrait avec moi mais elle ne savait pas encore quel accueil lui serait réservé en rentrant à son domicile, 26, rue des Martyrs de la Gestapo.
Le trajet sera plus confortable dans le train de neuf heures cinquante-six où ma mère, après m’avoir nourri d’un biberon du lait tiré de son sein avant de quitter l’hôpital, s’autorisera à regarder le paysage durant un de mes trop brefs sommeils.
Une pluie faible éraflait la vitre, qui l’amusait par le réseau de ses gouttes roulantes. L’ampoule du compartiment l’éclairait doucement et la rassurait en même temps que je lui tendais un visage paisible.
J’étais un garçon dont le prénom était Patrick. Mes parent en connaissaient-ils le sens ? Ce n’est qu’après l’accident de train qui m’a fait perdre une partie de ma famille que je me suis fait appeler Howard. Le neuf mars mille neuf cent soixante-trois. La veille de mes douze ans. »(à la manière de Patrick Modiano)
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Je découvre aujourd’hui, dans un roman de Modiano, une page entière sans la moindre phrase à la forme interrogative (p.19).
Forcément, le doute s’installe : est-il bien l’auteur de son livre ? -
Je n’ai pas le temps de faire des comptes-rendus de lecture mais comme ce recueil est formidable et Lucia Berlin une écrivaine immense, je vous préviens que si vous aimez la « littérature de redneck » ; Pasadena et ses métèques ; les instantanés à la Raymond Carver et le grain de Violette Leduc, alors il est fait pour vous.
La nouvelle qui ouvre son recueil :
UN GRAND ET VIEIL INDIEN EN LEVI’S DÉLAVÉ ET BELLE CEINTURE zuni. Longs cheveux blancs, retenus par un bout de ficelle framboise sur la nuque. Ce qui est étrange, c’est que pendant à peu près une année on se trouvait au lavomatic toujours au même moment. Mais pas aux mêmes moments. Par exemple, j’y allais certaines fois le lundi à sept heures du matin ou le vendredi à six heures et demie du soir et il était déjà là.
Mme Armitage, c’était différent, même si elle était vieille aussi. C’était à New York, au San Juan, dans la 15e Rue. Portoricains. Mousse qui déborde par terre. J’étais alors une jeune mère et je lavais les couches le jeudi matin. Elle habitait au-dessus de chez moi, au 4-C. Un jour à la laverie elle m’avait donné une clé en disant que si je ne la voyais plus le jeudi c’est qu’elle serait morte alors aurais-je l’obligeance de venir découvrir son cadavre ? C’est terrible de demander ça à quelqu’un ; en plus, j’étais obligée de faire ma lessive le jeudi, à l’époque.Elle est morte un lundi et je ne suis jamais retournée au San Juan. C’est le concierge qui l’a trouvée. J’ignore dans quelles circonstances.Pendant des mois, au Angel’s, l’Indien et moi, on ne s’est pas parlé mais on se tenait côte à côte sur des chaises jumelées en plastique jaune, comme dans les aéroports. Elles glissaient sur le lino déchiré, on en avait mal aux dents.En général, il sirotait du Jim Beam tout en regardant mes mains. Pas directement, mais dans le miroir en face, au-dessus des lave-linge Speed Queen. Au début, ça m’était égal. Un vieil Indien qui regarde mes mains dans ce miroir sale, entre un jaunissant REPASSAGE 1,50 DOLLAR LA DOUZAINE et des « prières de la sérénité » orange fluo. MON DIEU DONNEZ-MOI LA SÉRÉNITÉ D’ACCEPTER LES CHOSES QUE JE NE PEUX PAS CHANGER. Et puis j’ai commencé à me demander s’il avait un truc spécial avec les mains. C’était énervant, d’être observée en train de fumer ou de se moucher, de feuilleter des magazines vieux de plusieurs années. Lady Bird Johnson descendant les rapides.Finalement, il m’a surprise à observer mes propres mains. Il en souriait presque de m’avoir pincée. Pour la première fois, nos regards se croisaient dans la glace, sous NE PAS SURCHARGER LES MACHINES.Il y avait de la panique dans mes yeux. Je les ai sondés avant d’en revenir à mes mains. Affreuses taches de vieillesse, deux cicatrices. Mains pas indiennes, nerveuses, esseulées. J’y voyais des enfants, des hommes et des jardins.Les siennes, ce jour-là (le jour où j’ai remarqué les miennes), reposaient sur chacune de ses cuisses fermes et bleues. La plupart du temps, elles tremblaient beaucoup et il les laissait tressauter sur ses genoux, mais ce jour-là il se dominait. Ses phalanges couleur brique blanchissaient sous l’effort.La seule fois où j’avais parlé avec Mme Armitage hors de la laverie, c’était quand ses W.-C. avaient débordé et que ça ruisselait chez moi à travers le lustre. Les ampoules étaient restées allumées et les éclaboussures faisaient des arcs-en-ciel. M’agrippant le bras de sa main glacée de mourante, elle avait dit : « C’est un miracle, n’est-ce pas ? »Il s’appelait Tony. C’était un Apache Jicarilla venu du nord. Un jour, je ne l’avais pas vu mais j’ai deviné que c’était sa belle main qui était là sur mon épaule. Il m’a donné trois pièces de dix cents. Je n’ai pas compris, j’ai failli dire merci, avant de réaliser qu’il tremblait au point de ne pas pouvoir mettre en route les séchoirs. Sobre, c’est dur. On doit tourner la flèche d’une main, insérer la pièce de l’autre, appuyer sur le bouton-poussoir, puis tourner la flèche dans l’autre sens pour la pièce suivante.Il est revenu un peu plus tard, ivre, juste au moment où son linge commençait à être flasque et sec. Il n’a pas réussi à ouvrir le hublot, a cuvé sur la chaise jaune. Mes affaires étaient propres, j’étais en train de les plier.Angel et moi on l’a allongé sur le sol de la salle de repassage. Brûlant. C’est à Angel qu’on doit toutes les prières et devises des Alcooliques Anonymes. NE PENSE PAS ET NE BOIS PAS. Il lui a mis une chaussette mouillée et froide sur le front et s’est agenouillé près de lui.— Mon frère, crois-moi… Je suis passé par là… Moi aussi, j’ai roulé dans le caniveau comme toi. Je sais ce que tu ressens.Tony n’a pas ouvert les yeux. Quiconque prétend savoir ce que ressent quelqu’un d’autre est un imbécile.Le lavomatic Angel’s se trouve à Albuquerque, Nouveau-Mexique. 4e Rue. Boutiques minables et dépotoirs, dépôts-ventes avec lits de camp, caisses de chaussettes orphelines, éditions 1940 de Good Hygiene. Silos à grain et motels pour amants, ivrognes et vieilles femmes teintes au henné qui lavent leur linge ici. Les toutes jeunes mariées chicanas aussi. Serviettes, nuisettes roses, petites culottes qui disent Jeudi. Leurs maris portent des salopettes bleues avec leur nom calligraphié sur les poches. J’aime guetter leur apparition dans le hublot des séchoirs. Tina, Corky, Junior.Il y a aussi les itinérants. Matelas sales, chaises hautes rouillées, attachées au toit de vieilles Buick cabossées. Carters d’huile qui fuient, vaches à eau qui fuient. Lave-linge qui fuient. Les hommes attendent dans les voitures, torse nu, broyant leurs canettes de bière quand elles sont vides.Mais ce sont surtout des Indiens qui viennent là. Indiens Pueblo de San Felipe, Laguna et Sandia. Tony est le seul Apache que j’aie jamais rencontré, au lavomatic ou ailleurs. J’aime pour ainsi dire bigler pour voir ces séchoirs pleins de fringues indiennes brouiller cet éclatant tourbillon de bleu, orange, rouge et rose.Et moi aussi, j’y vais. Je ne sais pas trop pourquoi, pas seulement pour les Indiens. C’est loin de chez moi. Alors qu’à deux pas il y a le Campus – climatisation, soft rock en fond sonore. New Yorker, Ms, Cosmopolitan. Fréquenté par les femmes des professeurs adjoints qui paient des friandises et des Cocas à leurs enfants. Le Campus a cette affiche, comme la plupart des laveries : DÉFENSE DE TEINDRE SON LINGE. J’ai fait toute la ville avec un couvre-lit vert avant d’arriver au Angel’s et son affiche jaune : VOUS POUVEZ MOURIR ICI A TOUT MOMENT.Bon, j’ai bien vu que ça ne devenait pas violet foncé mais vert kaki, mais j’ai quand même eu envie de revenir. J’aimais bien les Indiens et leur linge. Le distributeur de Coca détraqué et le sol inondé me rappelaient New York. Portoricains épongeant, épongeant. Le téléphone toujours HS, comme au Angel’s. Serais-je allée découvrir le cadavre de Mme Armitage un jeudi ?— Je suis le chef de ma tribu, m’a dit l’Indien.Il était assis là, à siroter son vin fortifié, en regardant mes mains.Il m’a raconté que sa femme faisait des ménages. Ils avaient eu quatre fils. Le plus jeune s’était suicidé, le plus âgé était mort au Vietnam. Les deux autres étaient chauffeurs de bus.— Tu sais pourquoi je t’aime bien ? me dit-il.— Non, pourquoi ?— Parce que t’es une Peau-Rouge.Il désignait mon visage dans la glace. C’est vrai que j’ai le teint rouge, et non, je n’avais jamais vu d’Indien au teint rouge.Il aimait bien mon prénom, le prononçait à l’italienne : Lou-tchi-a. Il avait combattu en Italie pendant la Seconde Guerre mondiale. Effectivement on voyait une plaque d’identité militaire parmi ses beaux colliers argent et turquoise. Elle était toute déformée. « Une balle ? » Non, il avait l’habitude de la mordiller quand il était effrayé ou émoustillé.Une fois il a proposé qu’on aille s’allonger dans son camping-car, histoire de se reposer.— En eskimo, ça se dit « rire ensemble ».J’ai désigné l’affichette vert fluo : NE PAS LAISSER LES MACHINES SANS SURVEILLANCE. On s’est mis à glousser tous les deux, à rire ensemble sur nos chaises en plastique jumelées. Puis on est restés là, tranquilles. Plus de bruit, sinon les flic-flac de l’eau, rythmés comme les vagues de l’océan. Sa main de bouddha tenait la mienne.Un train passe. Il me flanque un coup de coude. « Grand cheval d’acier ! » et on se remet à rigoler.J’ai plein de préjugés sur les gens – genre tous les Noirs apprécient forcément Charlie Parker, les Allemands sont des affreux, tous les Indiens ont un sens de l’humour bizarre comme ma mère – l’une de ses blagues favorites, c’était : Toto achète une paire de lacets. « Et avec ça ?, dit le vendeur. — Avec ça je vais attacher mes chaussures ». À table, sa maman insiste : « Allez, Toto, mange tes haricots, c’est bon pour la peau ! — Mais je ne veux pas avoir la peau verte ! » Tony me débitait les mêmes quand il n’y avait pas affluence à la laverie.Un jour qu’il était ivre, salement torché, il s’est bagarré avec des immigrants sur le parking. On lui avait piqué sa bouteille de Jim Beam. Angel a dit qu’il lui en paierait une demi-pinte s’il voulait bien l’écouter dans la salle de repassage. J’ai transvasé mon linge du lave-linge au séchoir tandis qu’il lui délivrait le « À Chaque Jour Suffit Sa Peine ».Lorsque Tony est revenu, il m’a fourré ses pièces dans la main. J’ai mis ses fringues dans un séchoir tandis qu’il s’escrimait sur la capsule de sa bouteille. Je n’avais pas eu le temps de m’asseoir qu’il me braillait :— Je suis un chef ! Je suis un chef de tribu apache ! Merde !— Merde toi-même, Chef.Il était assis là, à écluser, et à regarder mes mains dans la glace.— Hé, ça va bien, la branlette apache ?Qu’est-ce qui m’avait pris ? Quelle horreur. Je croyais peut-être qu’il en rirait. D’ailleurs, il en a ri.— Et toi, c’est quoi ta tribu, la Peau-Rouge ? a-t-il dit, en observant mes mains qui sortaient une cigarette.— Tu sais que ma première clope a été allumée par un prince ? Tu me crois ?— Ben oui, je te crois. Tu veux du feu ?Il me l’a allumée et on s’est souri. Nous étions très proches et puis il a cuvé et je me suis retrouvée toute seule dans la glace.Il y avait une jeune fille, pas dans le miroir mais assise près de la vitrine. La vapeur faisait boucler ses cheveux – vaporeux botticellien. J’ai lu toutes les affichettes. DIEU DONNE-MOI LE COURAGE. BERCEAU NEUF JAMAIS UTILISÉ – BÉBÉ MORT.Elle a mis ses vêtements dans un panier turquoise et elle est partie. J’ai déplacé les miens sur la table, vérifié ceux de Tony, et inséré une autre pièce de monnaie. J’étais seule avec lui. J’ai regardé mes mains et mes yeux dans le miroir. Jolis yeux bleus.Un jour, j’étais sur un yacht, au large de Vina del Mar. J’ai tapé ma première cigarette et demandé au prince Ali Khan une allumette. Il a dit « Enchanté. » En fait, il n’en avait pas.J’ai plié mon linge, et quand Angel est revenu je suis retournée chez moi.Je ne sais plus quand je me suis aperçue que je n’avais plus revu ce vieil Indien. »(Lavomatic’s Angel, première nouvelle extraite du recueil Manuel à l’usage de femmes de ménage de Lucia Berlin – traduction Valérie Malfoy) -
« Frappait-on à leur porte, ils se coupaient le souffle, au risque de l’asphyxie. Ces deux musaraignes tressaillaient à la chute d’une feuille. Ils sortaient de préférence à l’heure du repas des autres, à la brune ou les jours de forte pluie. Elle, parlait un ton plus bas que ce qui est audible et fixait un point là-bas sur le côté gauche ; lui, un mot le chauffait aux joues aussi fort qu’un cordial, un deuxième lui affolait le cœur, un troisième l’aurait tué. Un four, un feu, un homme debout, une table, avec la nappe citron, et des chaises en vis-à-vis, habillaient la cuisine, qui regardait au sud ; deux chambres identiques, avec chacune un lit en bois tourné, une malle, un broc, sous une ampoule nue, ouvraient au nord. La sœur vécut plus longtemps que son frère, elle fut emmenée vers la fin par on ne sait qui, quels secours, à l’abri des regards, enterrée en mars ; la maison aux volets clos disjoints s’écaillait, un petit chat mi-sauvage tremblait chaque hiver au soleil blanc sur la margelle. »
Allée V, n°122, extrait de « Cadastres des misères » de Vincent Dutois, éd. La Mèche Lente, mai 2019 (p.25-26)
Les amoureux indécrottables du Spoon River d’Edgar Lee Masters vont adorer ces chroniques d’un cimetière. Vincent Dutois maîtrise l’art du bref à la perfection et croque ses personnages à l’huile et au couteau.
L’avis de Pascale Busson-Martello
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Les jappements d’un chien
Ont cessé longtemps après l’heure du bain.
Dans le coffre de la voiture
Des voisins
(des gens très bien),
L’empreinte humide du petit Arthur
A séché comme les mûres
Accrochées au grillage de sa maison
Qu’il n’a pas vues noircir.On a trouvé dans son cahier
Caché dans le pupitre
De sa chambre
Plusieurs chapitres
Au sujet de la Russie
Et diverses orthographes
Du mot Vladivostok
(que j’avais entendu
dans une drôle de chanson
sur un vieux phonographe),
Et puis son père sans regrets
Et de la corde pour le pendre
Sur laquelle on a tiré.A la frondaison précoce
Personne ne se moque
Du frère qui dépose à Terre-Cabade
Sur la tombe vieille et fleurie
Les horaires clandestins
D’un aller simple pour le vaste pays.A quoi ressemblent les rêves des gosses
Rabougris dans leur dernier sommeil ?
Probablement à des foucades,
Comme des fossettes ou des cœurs sains
Sculptés sur de hâtifs transis… »(extrait d’Un régal d’herbes mouillées, éd. Les Carnets du dessert de lune)
Dans la nuit de samedi à dimanche, une centaine de tombes ont été profanées au cimetière Terre-Cabade.
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CE MATIN, LA PLUIE EST SI FINE qu’on ne la devine pas. Si fine, que sa percussion sur le toit de la véranda fait d’abord penser à la déambulation des oiseaux qui logent ici au jardin. Pourtant, si l’on y prête bien attention, l’on finit par s’étonner qu’ils soient si nombreux et alors le mystère est résolu.
Une perdrix traverse le jardin entre le cerisier et le noyer, en direction du nord, comme tirant un fil d’une pelote sous son aile. Un autre volatile émet un cri singulier. Celui-là m’est inconnu, comme d’autres, et c’est pourquoi je me demande comment on peut traiter quelqu’un de tous les noms d’oiseaux. Voyez-vous, il ne suffit pas de citer la dinde, la pie, la pintade ou la bécasse pour épuiser la liste.Le poète Christian Beck avait choisi le prénom Béatrix pour sa fille et précisé qu’il fallait le prononcer comme la perdrix, en taisant la consonne finale. Est-ce que penser à un nom d’oiseau en nommant cette enfant, c’est la « traiter », c’est-à-dire l’insulter, mal dire et par conséquent la maléficier ?Certes, c’est d’abord un prénom qui évoque l’action de mettre un défunt au rang des bienheureux et l’on se demande un instant si cet homme avait pressenti le suicide de la mère de sa petite, déjà née, la pauvrette, au début de La Grande Guerre. Ce dont on est sûr en revanche, c’est de la capacité d’émerveillement de l’immense écrivaine que sa fille devint par la suite — que les titres de ses œuvres comme Grâce, Guidée par le songe ; L’épouvante, l’émerveillement ; Conte de l’enfant né coiffé, semblent confirmer.S’appeler Beck et avoir pour prénom Béatrix, c’est déjà avoir « la bouche bée », aussi naître par le ventre de la mère puis par la bouche du père, soit prendre racine chez l’une puis prendre langue chez l’autre, c’est, en quelque sorte, être prédisposée à connaître la langue des oiseaux car, comme l’a si justement fait remarquer Michel Butor, « un mot est hanté par tous les mots qui lui ressemblent ».Et puis, n’est-ce pas, la perdrix a deux coeurs…(Illustration Emiliano Ponzi)