L’enceinte

Marthe m’agace. Je pense que je le lui dirai un jour. Je ne fuis pas, je reviens toujours et elle n’est jamais tant amoureuse qu’au bord d’un supposé drame. La dernière fois qu’on a couché c’était silencieux et sans joie, mais nous recommencerons tacitement, parce que c’est dans l’ordre des choses.

En m’habillant pour sortir sa voix a tenté de me cravater d’un cri plaintif et elle m’a dit que j’étais un fouteur de camp sédentaire. Qu’elle l’acceptait parce que ça me faisait revenir dans ses draps. Elle a peut-être raison, et je n’insisterai pas là-dessus tellement j’ai besoin qu’elle ait le dernier mot pour ne pas me sentir égoïste. Je ne sais pas si c’est la certitude de la rabrouer bientôt, mais aujourd’hui je me sens prêt à sortir sans bulle, je le sais dans mon ventre et les frissons de ma peau. Des papillons et des fourmis m’habitent. Je suis une ville dans une ville.
Les immeubles ce matin m’inquiètent moins que d’ordinaire. Je ne sais pas pourquoi mais même en prêtant l’oreille, j’ai le sentiment qu’ils absorbent les bruits comme les enceintes que j’ai bourrées de laine de mouton pour que le son ne rebondisse pas dans l’auditorium. Je marche dans ma ville comme au milieu des lampes et des condensateurs de liaison de l’ampli que j’ouvre depuis quelques jours pour l’améliorer. Je soude des fils,  branche en parallèle, fore des trous pour ajouter des interrupteurs et me passer du préampli qui fait perdre du rendement et de la qualité à cette merveille des années soixante-dix acquise pour trois francs six sous au vide-grenier de Fontaine Lestang dimanche dernier, et marcher parmi les gens apaise enfin ma frénésie. Elle est aussi belle qu’un tuner, plus désirable qu’un boîtier d’abord vide que j’ai garni peu à peu des magies achetées dans la revue des audiophiles, et jusque là je ne m’en étais pas rendu compte.

Marthe m’affuble d’une bulle pour domestiquer mes angoisses du dehors quand je ne peux plus être dans le dedans des choses à bricoler, alors que j’ai besoin d’une caisse de résonance, mais c’est un quiproquo parmi tant d’autres entre nous.

Ma ville est l’ampli dont je veux améliorer la qualité de son. Cette analogie m’oxygène tellement que ses toits m’évoquent une canopée, et la trouée bleue entre les barres du quartier commercial figure un lac quelque part dans le Montana où je nage de toutes mes forces pour lutter contre le froid et le courant, et surtout battre à la course le pluvier argenté aux aisselles noires qui file par dessus ma tête. La pureté du son qu’il émet en criant sa défaite alors que je rejoins la rive éclate ma bulle, et je crois dévisager les passants pour la première fois. Je vais en reproduire l’exacte qualité, et il m’est égal que la foule que je traverse ne le sache pas.
***
Texte écrit et publié dans le numéro 9 de la revue photo Raise pour illustrer une série photo.
Je remercie chaleureusement Mat Hild et Julien Marsay, le responsable littéraire, qui m’ont proposé de participer à cette aventure.


18 réponses à “L’enceinte”

  1. Bravissimo pour cette publication en bonne compagnie.Quel beau texte !(il y a très longtemps, j'ai fabriqué une chaîne hifi et des enceintes et j'apprécie ton texte aussi pour tes belles propositions, notamment sur le bourrage de laine de mouton)

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  2. Ce texte ,en forme de lettre au style direct à la première personne, est doté d'une force étonnante. L'affirmation du sujet , de sa singularité assumée, dite par une écriture économe et limpide, distille une belle énergie et réussit à capter l'intérêt pour les rapports au monde du narrateur. Cette énergie trouve sa source dans l'onirisme de l'écriture et des constructions allégoriques. L'homme s'éloigne de Marthe , comme un gros fœtus qui part en ballade. Il laisse le nid, le lit de la femme enceinte (probablement). Il a avec elle un rapport mutique, veule. La communication n'existe que dans les moments paroxystiques aux limites d'une rupture définitive.Il appréhende la ville, vécue comme un lieu oppressant. Il l'aborde en fou de son, d'acoustique Il est « une ville dans la ville ». A une échelle bien plus grande, il la perçoit comme une réplique de sa chaine Hi Fi, l'ampli et les enceintes. Il a besoin de la dominer cette ville ; Il le fait en captant ses bruits, en les accordant dans une recherche d'une échelle musicale parfaite . Malgré ce stratagème, l'errance dans la ville, n'est supportable que par une évasion-bulle,suggérée par la femme mère Son imaginaire vole vers un Montana mythique pour une course poursuite à la nage après le vol d'un pluvier.L'homme se rêve,vainqueur. Le cri de l'oiseau défait est un trophée qu'il va reproduire,selon « l'exacte qualité » dans son caisson acoustique. Il piège les sons mais ne sait pas communiquer avec autrui que ce soit Marthe ou la foule . Ce rapport autistique aux autres ne le gène pas. Il se contente d'indifférence. Dali aurait , je pense ,aimé le singulier onirisme de ce petit conte. J'aime l'allusion à « Fontaine Lestang ». ADS a le chic pour ancrer une histoire dans un lieu bien réel, une façon de la rendre palpable, charnelle. Par la magie de l'écriture le lieu devient un point imaginaire chargé de poésie.

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  3. J'aime beaucoup ce texte. Beaucoup. J'aime les croisements entre les divers éléments évoqués… les lieux et les pensées du personnage, et comme il voit l'un par rapport à l'autre. La contamination entretenue. « Je marche dans ma ville comme au milieu des lampes et des condensateurs de liaison de l'ampli que j'ouvre depuis quelques jours pour l'améliorer. » Une interaction qui va plus loin que l'allégorie visuelle.Et puis les longues phrases balancées pour coller à l'errance. Beaucoup.

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  4. Je suis d'accord avec F Pittau, il a su cerner ce qui fait la qualité de ce texte,en particulier »une interaction qui va plus loin que l'allégorie visuelle ». En sus, les croisements du fond,de la forme,des figures allégoriques sont saisis à un point d'émulsion qui donne une qualité singulière à ces tableautins. Les fragments de vie décrits se passent des photos, impressionnent le lecteur.Qu'est ce que cela doit être avec!

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  5. @Frédérique M. : merci soeurette :o)@Sofka : Contente qu'il te plaise.@Anotine Maine : ach, le cri du pluvier… vous savez, alors…@Gilles : qu'est-ce que tu appelles « fabriquer » ? t'as pas fait la menuiserie des enceintes tout de même ? Là t'es balèze si c'est le cas. (alors comme ça tu as un fer à souder et une éponge chez toi…)

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  6. @P.V. : en effet, la plupart des audiophiles bricoleurs sont de sacrées billes en communication en général. Et qu'ils passent leur temps à améliorer des « enceintes », des condensateurs de « liaison » et des « emplies », ça me fait toujours marrer.Vous avez tapé Fontaine Lestang dans Google ? :)(en effet, j'aime bien ancrer mes histoires avec deux trois sardines)

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  7. très très bon. « Des papillons et des fourmis m'habitent. Je suis une ville dans une ville. »et tout le reste wouahdu coup j'ai commandé la revue : j'ai envie de relire votre texte avec la série photo(n'a rien à voir mais votre héros est passé devant chez moi en allant à son vide grenier 😉

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