Un entretien, quelque part dans la chaleur de l’été

Crédit photo Vivian Maier
Juillet avait sorti ce qu’il avait de plus laid et donnait des airs de vide-grenier sauvage au quartier sud de New-York. La vulgarité des lumières, la saturation ostentatoire des couleurs et la nonchalance calculée des citadins attiraient et repoussaient les touristes vacanciers comme un ressac ; une chaleur de fournaise cuisait les poissons — dont la plupart dira-t-on l’été suivant se retournèrent ventre en l’air dans l’Hudson River — et même, à la nuit, certains groupes d’oiseaux migrateurs semblèrent vouloir renoncer à leur trajet pendulaire.
On ne sortait plus que par nécessité. La upper middle class avait déserté pour rafraîchir ses mômes anémiés dans les criques à galets et prendre des clichés stupides à rapporter au bureau pour énerver les accrochés du travail. Tout marchait au ralenti et le journal local peinait à remplir sa rubrique de faits divers.

Le contact anonyme de Gaby Sarrasin lui avait tendu un morceau de papier replié comme une bouche fermée. Ce bref échange ne marqua pas les esprits, tout deux ayant pris mille précautions pour commercer à l’abri des regards.
Gaby consulta sa montre en sortant de l’entrepôt. Il était encore tôt, assez pour qu’elle prenne son temps avant de se présenter spontanément à l’adresse qu’il venait de griffonner à son attention. Pourquoi pas maintenant, d’ailleurs.
Elle lavait ses sous-vêtements tous les soirs dans l’évier d’une cuisine insalubre au milieu d’autres clandestins et ses précieux dollars, dont la valeur en francs lui échappait, filaient un peu trop vite dans la main avide de Madame Oliver. La marchande de sommeil tenait son commerce spécial depuis une petite décennie à présent, et ne manquait jamais de se vanter dans les milieux concernés qu’elle offrait une chance dont trop peu de gens pouvaient se saisir. Cette chance était en vérité pour elle, soit le revenu inespéré de ses vieux jours.

Gaby écrivait une pièce de théâtre comique au sujet d’hommes inconséquents et de femmes intrépides. Un des proches de sa tôlière était le directeur d’une troupe locale, Adam Foster, qui voulait présenter un spectacle « entièrement en français » à la communauté francophone issue des vagues arrivées massivement par le port de New York. La négociation n’avait pas tourné en la faveur de l’écrivain, puisque Foster avait refusé de lui verser une avance sur ses droits d’auteur, mais ce dernier la croyait célèbre dans son pays d’origine et son carnet d’adresses, calculait-elle avec juste raison, lui servirait en même temps que le succès des représentations.

Elle savait que Madame Oliver la mettrait dehors si elle ne leur trouvait pas rapidement des petits frères, à ces billets, et en nombre croissant de préférence. Gaby Sarrasin était si peu fertile de l’artiche qu’aucun emploi intéressant ne voulait la féconder, ce qui ne l’empêchait pas de pleurnicher régulièrement afin que Madame Oliver lui donnât des combines pour travailler au même titre que les autres, le temps de devenir aussi célèbre qu’Israël Horovitz, puisque telle était sa folle ambition. Son hôtesse n’accédait jamais à sa demande insistante, mais ce matin elle avait cru envoyer une autre de ses « pensionnaires », Suzanne, au rendez-vous de l’entrepôt. Or, Gaby y était allée à sa place en échange d’un service rendu une semaine plus tôt, qu’il valait mieux que chacune d’elle tût à jamais. Elle ne pouvait pas être plus incompétente que sa colocataire lui semblait-il, colocataire qui de toute façon trouverait plus facilement qu’elle de quoi arracher ses fesses vers un petit paradis, avec ses nombreux talents et le réseau de « connaissances » qu’elle développait à la vitesse du chemin de fer sur la terre des fermiers.


 Quand la Française arriva dans le bon quartier, elle tenait le morceau de papier serré fort dans son poing, ouvrant la main de temps en temps devant des new-yorkais pressés mais polis qui lui répondaient gentiment quand elle leur précisait : « Excuse-me, I’m a french and I’m lost. Please, can you tell me the way to, etc. » Après quelques pas perdus dans une ou deux mauvaises ruelles, elle s’arrêta finalement là où on ne l’attendait peut-être pas encore, devant une porte dont le charme cossu lui donna déjà un bon espoir.
Derrière elle, tout commença à bruire et frétiller comme après un lever de rideau sur une immense estrade : une harangue ravissait des pigeons, un démarrage interminable de mobylette faisait fermer quelques fenêtres et le bruit des mises en place dans les différents corps de métier hébergés dans les bureaux, les locaux de commerce, le garage et les officines de la rue principale ronronnait dans sa cadence parfaite. On aurait dit du théâtre à ciel ouvert pour un public issu du tout-venant. La lumière du soleil s’introduisait entre les immeubles à la hauteur formidable, exposant l’endroit dans son quotidien le plus prosaïque. Les camions de livraison se garaient à l’arrachée et provoquaient l’hystérie des autres conducteurs . Ça freinait sec, ça insultait et klaxonnait, ça redémarrait bruyamment et Gaby n’avait pas besoin de se retourner pour visualiser les actions qui s’enchaînaient autour d’elle comme des saynètes.

Des promeneurs se massèrent tranquillement à la balustrade d’un pont suspendu et elle eut le sentiment angoissant qu’ils arrivaient là tout exprès pour l’espionner. Des passants frôlaient parfois son corps qui encombrait le passage tant elle était lente à se mouvoir puis empotée à attendre que la porte s’ouvrît, mais eux ne provoquaient aucune inquiétude chez elle, car elle pouvait sentir leurs intentions en se fiant à la régularité de leur marche.
Le bourdonnement de l’ouvre-porte lui fit l’effet d’une corde jetée depuis le haut d’une corniche et la pauvre femme se rua sur la lourde porte, de peur que son faible poids ne suffise à correctement l’ouvrir avant qu’elle ne se bloque.
Elle évita prudemment l’ascenseur et frappa, le souffle court, à l’une des portes du huitième étage. Ces maudits Amerloques étaient forcément originaires d’une espèce arboricole pour privilégier la construction de ces  immeubles à la hauteur sans cesse plus grande. Elle regrettera toute sa vie, pensa-t-elle à ce moment-là, d’avoir choisi les États-Unis d’Amérique pour changer de peau. La mue d’un serpent était plus rapide et moins douloureuse.

Elle traversa une cour intérieure plutôt sobre mais bien entretenue, décorée à la manière des anciennes haciendas avec en son centre une fontaine en marbre rose. Au bout de sa course, un gros majordome à la forte odeur de gin la reçut dans un français approximatif. Des cris d’enfants se chamaillant lui parvenaient à travers le plafond de l’appartement. Elle fit la grimace et suivit l’homme en retenant un peu sa respiration.
Il s’effaça pour la laisser entrer dans une pièce aux proportions étonnantes. La richesse ostentatoire de son mobilier et de ses objets l’éclaboussa comme une gadoue sous la roue d’un véhicule à grande vitesse. Elle s’ébroua mentalement et sursauta en posant les yeux sur l’homme avachi qui la recevait jambes croisées et posées sur un imposant bureau — un meuble précieux en acajou, style Empire, avec des montants en bustes de femme.


Adam Foster lui sourit largement, amusé et narquois : « Tiens, Jean Anouilh en jupons ! J’attendais une souillon pour remplacer ma vieille cuisinière, et voici que Colette entre en scène. »
Gaby suffoqua sous l’insulte. Elle voulut quitter la pièce mais le gros majordome bloquait le passage, posté dans l’embrasure de la porte. Lui aussi était hilare. La jeune femme perdit contenance et énonça sottement : « laissez-moi passer, mon ami m’attend en bas ! »
Les deux Américains rirent bruyamment. La honte lui donna une sorte de nausée.
Elle fixa le ventre du domestique comme si elle attendait qu’un passage secret s’ouvrit à cet endroit précisément. Elle continua en menaçant à voix forte sous l’effet de la panique jusqu’à ce que Foster mette un terme à son esclandre.
« Bon, ça suffit, Sarrasin ! Fermez-la et venez ici. »
L’injonction la cueillit comme un claquement de fouet sur la croupe d’un cheval et elle se retourna avec maladresse, bousculant le majordome qui recula d’un pas, toujours hilare.
« Non, je veux partir ! Cet entretien est terminé. »
Ses oreilles bourdonnaient et ses mâchoires lui faisaient mal.
Adam Foster se radoucit et ôta les pieds de son bureau d’une poussée.
« Je vous en prie, ne m’obligez pas à vous présenter des excuses ; ça, c’est bon pour les faibles. »
Puis il s’agaça contre le sous-fifre qui avait repris sa faction dans l’embrasure.
« Foutez le camp, Hastings ! Vous impressionnez défavorablement la demoiselle. »
Le domestique lui lança le regard d’un homme souffrant et s’effaça en silence.

Gaby lampa une goulée d’air et avança d’un pas rapide vers Foster. Elle voulut réitérer sa demande en donnant du poing sur le bureau, mais Foster retint son bras.
« Je vous demande pardon, mademoiselle Sarrasin, je me suis comporté comme un connard. Maintenant, s’il vous plaît, asseyez-vous et discutons. »
C’est le moment que choisit l’estomac du pseudo auteur-de-théâtre- célèbre-en-France pour gargouiller de la façon la plus vulgaire, d’un borborygme long et caverneux. Elle blêmit et s’assit, trahie par son corps de crève-la-faim.
« Et bien soit, je vous écoute ? »
« Très bien. Et d’abord une question : est-ce que vous savez faire les crêpes ? »
« Ma mère était bretonne donc oui, je sais les faire. Y compris les galettes et tout le folklore pâtissier qui va avec. Pourquoi cette question ?»
« Parfait ! vous êtes engagée. Vous démarrez votre nouvelle vie lundi matin à huit heures. Hastings vous expliquera toutes les modalités et je vous donnerai une avance sur votre salaire. Vous serez hébergée et je couvrirai vos frais médicaux. Vous aurez un jour de congé par semaine, et en dehors du temps que vous consacrerez aux courses et à la préparation de mes repas, vous pourrez passer le reste de vos journées à l’écriture de la pièce que je vous ai commandée.
C’est tout, l’entretien est terminé. »
Il se saisit d’une clochette qu’il agita en rappelant son autre employé de maison :
« Hastings ! Raccompagnez mon hôte jusqu’à son domicile. »
Il ne s’intéressa plus à la Française et après son dernier ordre, il se leva et sortit par une porte dissimulée derrière une courtine de velours.

Gaby restait immobile, les yeux dans le vide.
Le gros domestique se pencha sur elle et se permit de toucher son épaule.
« Venez, mademoiselle ; je vous raccompagne. »
Son accent américain était atroce mais la gentillesse nouvelle dans sa voix était persuasive. Elle reprenait ses esprits et le suivait avec lenteur, se donnant enfin la peine de détailler le contenu de la pièce.
Avant d’en franchir le seuil, elle fut prise d’une impulsion étrange et déroba une petite statuette de jade représentant un éléphant sanglé avec la trompe en l’air. Elle aurait pu s’emparer d’un objet de plus grande valeur, mais la symbolique de ce geste furtif suffit à la combler.
Une fois dehors, les bruits de la rue la cueillirent avec la force d’une clameur, tel l’oracle d’un possible triomphe. Elle fendit rapidement la foule des badauds et des travailleurs, se retenant de lui jeter des baisers du bout des doigts.


6 réponses à “Un entretien, quelque part dans la chaleur de l’été”

  1. Anna de Sandre, poétesse, chante des comptines guillerettes même si le sujet est lourd. Nouvelliste, elle défriche son propos à travers des sentes buissonnantes, fouillées. Elle y enfouit de profonds secrets, des souffrances, des abcès qui ne veulent, qui ne doivent pas crever .Elle esquisse des rapports de domination torves dans lesquels les pauvres hères ont bien du mal à préserver leur dignité. La forme d'écriture qui peut être si légère se fait gruau pâteux. Un malaise glauque exsude du récit. La noirceur pressentie, suggérée par quelque détail sordide , les sous vêtements lavés dans l'évier, des transgressions ,le vol de la statuette, du sexuel , en arrière plan, attire et révulse à la fois, met le lecteur dans la position incommodante de se retrouver voyeur malgré lui ou , plutôt, d'être confronté à des réalités qu'il occulte….Voilà un moment d'écriture qu'on peut lire et relire. Chaque lecture se fait différente…Je serais étonné qu'il y ait une suite. C'est l'esquisse d'un travail d'artiste, sans artifice, tant pis pour l'artiche…

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :