Francesco Pittau, Tête-Dure, éd. les Carnets du Dessert de Lune, à paraître en février 2015, 100 pages.
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1a7fa-tc3aate-dure2bcouv27Francesco Pittau est un écrivain et un concepteur fertile. Très.
Sur son livret de famille sont répertoriés depuis une vingtaine d’années pas moins d’une centaine d’albums pour la jeunesse, des recueils de poésie (jeunesse et grandes personnes) et des nouvelles que l’on peut également lire sur son blog.
Son approche des chapelles éditoriales est relativement œcuménique, puisqu’il publie ses textes indifféremment aux éditions Gallimard, Albin Michel, Seuil, aux Grandes Personnes et aux Carnets du Dessert de Lune.
Imaginez le jour où l’INSEE recensera la population en comptabilisant les ouvrages des écrivains au même titre que leurs enfants : les enquêtes auront à ce moment-là une durée indéterminée, et ce sera de la faute de Francesco Pittau.
Rendez-vous compte que cet écrivain est un polygame de l’imagination. Ses différents imaginaires le fécondent à chacun des cycles ovulatoires de son lobe occipital et de son précuneus — de quoi rendre jaloux toutes les Harper Lee et tous les Jerome David Salinger du 6ème arrondissement de Paris. Quand on étudie une bibliographie, même très longue, on ne réalise pas très bien à quel point la prolificité peut parfois être délétère. Souvenons-nous pour illustrer ce propos de cette andouille britannique de Thomas Austin qui fit venir en Australie douze couples de lapins de Grande-Bretagne pour câlinourser un chouia son mal du pays : cinquante ans plus tard, 600 millions de ces grandes oreilles avaient envahi 60% du territoire. Autant vous dire que la France a peur…
Oui, Francesco Pittau est un tantinet énervant, car en plus d’avoir la vocation, il a le talent. Il excelle dans tous les genres jusques et y compris le genre romanesque. C’est d’ailleurs de son dernier roman dont il est question dans ce billet.
Le texte s’ouvre sur un samedi d’automne, au début des années soixante. Un Peau-Rouge tente de sauver son scalp en piquant un sprint sur le balatum d’une cuisine et pourtant, nous sommes plongés au cœur de l’intimité d’une famille d’immigrés italiens. Tête-Dure n’est pas celui que l’on pense ; Tête-Dure est le surnom du fils de la maison et quand la violence du quotidien le déborde, il s’évade en territoire indien avec ses personnages de plomb. Dès cette scène d’ouverture, le mode de fonctionnement de cet enfant de six ans va être démontré au moyen de son jeu de prédilection.

« Tête-Dure sait que le pire va survenir. L’Indien est d’ores et déjà condamné. C’est sûr, comme eux et deux font quatre. Le destin est en marche. Inutile d’espérer échapper à son destin. (…) Tête-Dure attend l’inattendu. Il pense à contrecarrer le destin. Il pense à changer le cours de l’action, mais il sent confusément que ce n’est pas bien, qu’il faut laisser le ruisseau couler dans son sens naturel. Alors, il pose l’Indien sur le sol et, d’un doigt assuré, il le pousse vers l’ombre de la chaise. Y a pas de vautours dans les environs. Y en a jamais eu. Un pigeon, peut-être. Ou un canari. Ou un moineau. Un de ceux qui sautillent sur le trottoir, de pavé en pavé, entre les feuilles mortes. Un cloc sourd retentit. L’Indien n’a pas le temps de réagir qu’un autre coup de feu, pan ! claque, suivi d’un autre, et d’un autre encore. Puis le silence, plus épais que tout à l’heure, retombe comme une couverture de laine. Il pourrait remplir une bouche, ce silence, tant il est épais et solide. Tête-Dure soupire. Il aurait pu changer le cours des choses, mais il ne l’a pas fait. Il attrape le soldat (qui est dissimulé derrière un pied de la chaise), le lève à hauteur de ses yeux et l’examine avec une moue de mépris.

Pourquoi faut-il que le soldat gagne à chaque fois ? Pourquoi faut-il toujours que ce soit ce soldat si propre, si sûr de lui, si arrogant, qui sorte vainqueur. Tête-Dure le déteste. Alors, saisi d’une rage brutale, il jette au loin le soldat, qui rebondit sur le revêtement avec de petits clic-clic-clic qui se mêlent à un autre clic – celui du bouton de la radio, suivi presque aussitôt d’une voix tonitruante surprise au milieu d’une phrase. »

 Tête-Dure est un petit garçon qui a déjà intégré les codes de la famille et de la classe sociale dans lesquelles il évolue : les dominants sont violents avec les dominés, et les dominés respectent cette règle de fer. Le mari bat l’épouse, la mère bat l’enfant, le patron exploite l’ouvrier.
La conscience politique s’exprime au bistrot, se forme en écoutant la radio par bribes. L’ivresse à coups de Celta Pils permet de cracher la haine de ce système broyeur entre des hommes qui pensent garder un minimum de respect et de dignité dans leur virilité et leurs habits du dimanche. Les immigrés détestent leur pays d’accueil comme des rats pris au piège, leurs femmes se réfugient dans la religion et mettent leur fierté d’esclaves domestiques au service de leurs maris.

« Tête-Dure se frotte les yeux. Il s’ennuie un peu. Il regarde les pieds de Papa. Papa porte de fines chaussures noires, luisantes comme deux morceaux de glace. Papa est délicat des pieds ; il souffre de toutes sortes d’excroissances cornées et il passe un temps fou, le soir, à les soigner. Il dit qu’il a des oignons, des yeux-de-perdrix, ou d’autres choses avec des noms bizarres. À l’aide de petits ciseaux pointus, il taille dans tout ça et il gémit quand il va trop profond dans la chair, et pour amoindrir la douleur, il aspire une grosse goulée d’air, puis il jure, il maudit la Sainte Vierge et tous les saints. Il leur promet les feux de l’Enfer et une vie dissolue.

Il s’emporte, gueule qu’on ne vend que des chaussures d’une qualité de merde. Il hurle qu’il souffre le martyre, que tous les marchands de chaussures sont des escrocs capitalistes à la solde des Juifs. C’est pour cette raison qu’il fuit leurs boutiques lumineuses et feutrées pour parcourir sous un ciel gris les marchés à la recherche des chaussures qui apporteront enfin un peu de réconfort à ses pieds malmenés. Jamais il n’a trouvé cette paire de chaussures salvatrices, mais il ne perd pas l’espoir de mettre la main dessus. Et quand il ne parle pas des douleurs causées par les chaussures, il parle des Dégâts du Monde, des Forces Souterraines qui dominent le Monde, des Puissances Occultes qui travaillent à la destruction de ce qui constitue son Monde à lui. – Ces salauds d’Américains ! Ces saloperies de Capitalistes !

Ces Juifs ! Ils vont nous tuer ! Kennedy va déclarer la guerre et c’est encore « les Innocents » qui vont payer ! Tas de saloperies ! »

Papa a une voix qui résonne et qui fait mal aux oreilles quand la colère le prend, une voix rocailleuse, une voix qui exagère parfois les sifflantes, qui chuinte. Une voix que Tête-Dure reconnaîtrait sans hésiter même au milieu d’une foule qui jacasse, simplement parce que Papa farcit son français de mots italiens dont les accents toniques sont comme des ponctuations dans la monotonie du français. »

Le père est communiste et anticlérical, raciste, antisémite et paranoïaque. La mère est dévote et hystérique. Tête-Dure est un objet ballotté au gré des humeurs des adultes. C’est pourtant devant ses yeux d’enfant soumis que les scènes de ce récit égrènent des pépites de poésie également sonore. L’enfant observe le tout avec une acuité incroyable. Particulièrement auditif, il restitue les ambiances qui bruitent avec des onomatopées et des néologismes d’une musicalité intense. Et c’est là la force du style de Francesco Pittau dans ce roman qui éclaire deux journées pourtant sombres où la misère, la violence et la bêtise rompent la moindre molécule d’oxygène.
Au milieu des insultes, de la crasse, de la vindicte, des menaces et des coups, ça « clic-cliquette », ça « tiquetique » et ça « frtt-frtt » dans une rhapsodie chuchotante.
Quand le père, écrasé par la frustration et ses contradictions, fuit dans l’alcool, le jeu et ses rêves de rentes, la mère se recroqueville autour de son ventre et de ses vertus de femme pieuse et ménagère. Les voisins, les familles, les enfants, les chiens, tous sont assujettis, et quand quelqu’un croit tenir un bout de laisse, il en profite pour frapper celui dont le cou est dans le collier.

« PAPA a enfilé sa veste en cuir, puis il a refermé bruyamment la porte sur le champ de bataille. Son pas a tiqueté dans l’escalier.

Maman n’a pas bougé ; elle est encore affalée sur le balatum (elle ne pleure plus) et elle crache un mot, comme un bout de tendon : – Salaud…, d’une voix qui va s’affaiblissant.

Tête-Dure est immobile comme un caillou. Il est aussi comme un insecte qui attend le soleil. Il est comme un jouet en bois. Il est comme une goutte de cire froide sur la nappe en tissu. Il ne bouge pas. Il ne peut pas bouger. La lumière du jour glisse doucement sur le sol, sans heurt, irréelle et nette. Il s’entend respirer et son coeur est une bouchée de silence.

Mais Maman le rappelle d’un reniflement à la réalité. Il ne rêve pas. Le regard de Maman est une aiguille de haine dirigée vers l’intérieur de sa tête, puis vers lui, mais cela il l’imagine. Il comprend qu’elle ne le voit pas. Il a gardé le camion serré sur sa poitrine ; ses mains transpirent sur le métal et le coin du pare-chocs lui fait mal.

Maman rabat sa jupe sur ses cuisses et, avec des gestes cassés, elle se remet debout.

On voit qu’elle ne veut plus pleurer, ni maudire, ni se lamenter.

Elle évite de regarder en direction de Tête-Dure, qui sent le nœud de sa gorge descendre lentement jusqu’à l’aine. Puis s’effiler, puis se dissoudre.

Puisant au robinet près de la fenêtre de la rue, Maman se passe de l’eau froide sur les paupières et sur le front, et un peu sur les joues. Il lui faut un temps fou pour faire ça. Elle a l’air vieille soudain, courbée sur l’évier en grosse faïence ; elle souffle en animal fatigué. »

Francesco Pittau est un excellent conteur, un narrateur à l’empathie aiguë qui utilise aussi bien les multiples focales de la caméra d’un cinéaste amoureux de ses personnages, que les cinq sens des organes de la perception qu’il frotte habilement, telles les cordes d’un violoncelle.
Des copeaux de Mark Twain additionnés d’un zest d’Ettore Scola, le tout mijoté dans une marmite en peau de tambour.

7 réponses à “Tête-Dure”

  1. Un panégyrique amical et puissant. La plume colorée d'Anna de Sandre jette des coups de stroboscope sur le texte de francisco Pittau . Elle l'éclaire avec une langue verte, imagée, un humour provocateur à la causticité séduisante…bref , une mise en bouche faite avec maestria….Elle donne de l'empathie avec te dure et l'envie que le tête à tête épistolaire avec cette drôle d' épistolière continue…Avec ce billet, nous avons des avant-goûts, deux en un , bravo!!! Voilà qui change des pensums lassants de la communication aseptisée….

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