Ressources inhumaines — 68 premières fois

QUAND J’AI OUVERT le roman de Frédéric Viguier à la première page, je craignais de bailler devant un vide sidéral ou de me récrier devant la pauvreté du style, tant je m’attendais à un témoignage dans la plus pure tradition « autofictionnelle » de la pauvre-caissière-qui-avait-pourtant-un-bac-+12 ou à l’avis d’une écrivaine sur l’ambiance des grandes surfaces.

Et bien, je me suis fait avoir. En beauté. Ce texte est un des meilleurs premiers romans de la rentrée que j’aie lu, et je suis sûre de son immense succès à venir.
Pourquoi ? Parce que.
Parce que la construction de cette histoire est redoutablement efficace. Parce que Viguier est un manipulateur intelligent. Parce qu’il se doute tellement que le lecteur le voit faire, parce que ça le fait tellement jubiler qu’il intervient quelques fois aux côtés de son narrateur pour commenter ce qu’il va ou pas nous donner à voir. Je sais, c’est culotté, mais habile.
« Elle » est en formation BTS et doit faire un stage en entreprise. « Elle » est déshumanisée par ce pronom personnel sujet, elle, et pourtant il la personnifie dans son genre et cela nous suffit à la connaître intimement. Elle entre par ce biais dans un hypermarché de bord de route, et cette jeune femme habitée par un vide sidéral dont elle a conscience va vouloir habiter ce lieu et s’en remplir comme une poche dans un rayon textile où elle va initier une valse très centrifuge de ses supérieurs hiérarchiques.
Je n’en dis pas davantage, car je ne veux ni déflorer, ni spoiler ce texte magistral d’une très grande acuité sur le milieu de la grande distribution et d’une efficace justesse avec la psychologie de ses personnages. Il y en a moult parmi ses futurs lecteurs qui vont frétiller de la tripe. Frédéric Viguier sait aller terriblement crescendo et c’est un régal.
Le lecteur pourra se douter dès la première page qu’il va se faire mener par le bout du nez grâce aux subtilités qu’on y rencontre parmi des phrases qui paraissent pourtant d’une simplicité énumérative confondante :

« Elle est devenue chef du secteur textile, dans une grande surface commerciale, parce qu’elle le mérite.
Dans le jargon professionnel, on appelle « hypermarchés » des magasins qui proposent sur des surfaces de plus de cinq mille mètres carrés une offre en libre-service de produits alimentaires et non alimentaires. »

L’hypermarché, dans lequel elle travaille, est situé stratégiquement en bordure d’une grande route touristique. Son enseigne est visible de loin. La nuit, elle éclaire de rouge le bitume, et le jour elle barre l’horizon comme un écran de cinéma qui n’aurait rien à montrer d’autre qu’un titre sans générique, sans humanité, sans personne malgré la foule.
L’organisation d’un hypermarché est très simple : il y a le directeur, qui parle essentiellement avec ses chefs de secteur et très peu avec les responsables de rayon. Et puis, il y a les chefs de secteurs qui parlent avec leurs responsables de rayon, et très peu avec les employés du libre-service. Et puis, il y a les responsables de rayon qui parlent avec leurs employés du libre-service, et très peu avec les stagiaires. Et puis, il y a les employés du libre-service qui parlent avec les stagiaires, et les stagiaires qui parlent entre eux.
Elle a été recrutée, il y a vingt ans, comme stagiaire […] »
Cette première page est tenue par « Elle » à son début et à sa fin : « Elle est devenue chef du secteur textile (…)» ; « elle a été recrutée, il y a vingt ans, comme stagiaire (…) »
On sait d’où elle est partie et où elle est arrivée, et on sent déjà à quel point une entreprise de la grande distribution est un voleur d’âme quand l’auteur fusionne pratiquement « Elle », son personnage, avec « elle », l’enseigne.
Et les anaphores qui nous présentent l’organigramme en nous amusant, croyez-m’en, ne sont qu’amuse-bouches.
Frédéric Viguier est un auteur et metteur en scène nîmois (La sexualité des volcans ; L’escabeau ; Le bâton, etc.) dont j’attends, déjà, le second roman.

***/***

Ils en parlent eux aussi, dans le cadre de l’opération de la rentrée littéraire 68 premières fois :

Sabine Faulmeyer
Céline Huet


2 réponses à “Ressources inhumaines — 68 premières fois”

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