La Tranche supérieure

J’AI COUTUME DE DIRE QUE je ne suis pas visuelle, parce que je suis de ces personnes qui privilégient leurs autres sens pour observer et apprendre le Monde. C’est d’ailleurs avantageux pour appréhender ce qui est immédiatement invisible dans le microcosme et dans le macrocosme, par exemple, car l’absence du besoin de repères visuels m’évite de renoncer à leur découverte ou à nier ce que je n’y vois pas.

Cela étant posé, quand je dis que je ne suis pas visuelle, j’affirme également  autre chose : j’affirme refuser les images mentales proposées, voire imposées par autrui. Ce qui peut sembler paradoxal, puisque je suis passionnée par la littérature, donc par l’imaginaire de mes semblables. Certes.

Mais, pour que cet imaginaire me nourrisse, donc que j’accepte de l’ingérer, il doit passer par mes filtres.

Mais, pour que cet imaginaire me nourrisse, donc que j’accepte de l’ingérer, il doit passer par mes filtres. Autrement dit, je réclame le droit de recevoir l’imaginaire d’un tiers, si et seulement si je peux user de mes propres émonctoires pour le raffiner et le digérer. Et donc, je peux confesser ici que pendant fort longtemps (j’adore ce belgicisme), j’ai aimé, pour ne pas dire chéri les couvertures des livres les plus sobres, pour ne pas dire les plus nues.

Mais voici qu’à l’aurore de ce millénaire nouveau, je dois reconnaître que la Toile a chamboulé mes focales. Au siècle dernier, pour choisir des livres à découvrir sur les étagères d’une librairie ou d’une bibliothèque municipale, un premier coup d’œil discriminatoire permettait d’écarter les tranches illustrées ou tout au moins colorées. Celles-ci semblaient promettre des lectures sucrées et grasses comme des snacks, tandis que les « aliments nobles » étaient en apparence certifiés par des tranches vides d’illustration ou de couleur vive. C’est ainsi que je dois mes plus grandes marées aux tranches de Folio ou de 10/18 dans le département des Poches, ou de la Collection Blanche de Gallimard dans les Grands Formats.
Oui, mais ça, c’était avant. Les supports du monde virtuel ont cassé les barreaux de mon échelle et la lecture boulimique de sites de presse et la fréquentation des réseaux sociaux m’ont obligée à consommer des milliers d’images, puis à y consentir, pour enfin en avoir presque le besoin tant aujourd’hui l’illustration a remplacé le commentaire de texte.
Et c’est en regardant ma bibliothèque que j’en ai pris la pleine mesure.
Mon œil fut un matin favorablement attiré par les tranches qui contenaient une icône ou qui étaient colorées. Pire, j’eus l’impression fugace que la zone de la récompense dans mon mésencéphale se surdosait en dopamine. En revanche, en contemplant les tranches nues, j’eus le sentiment de me trouver face à des murs aveugles.
Je perdais, à mon tour, la faculté de former par moi-même des images mentales à partir d’un nom d’auteur suivi d’un titre.
Ainsi, le Crime et châtiment de Dostoïevski dans une version poche à la tranche très dépouillée, datant de 1975, me laissa les yeux comme crevés. Affolée, j’ai cherché le Tropique du Capricorne d’Henry Miller édité en 1946 aux éditions du Chêne. Ce fut peine perdue : aucune image, aucune promesse de voyage. Le souffle court, je vérifiai en suivant l’effet sur moi des tranches « icônées » des Donna Tartt ou bien encore des couleurs menthe et chocolat d’une collection des éditions du Chemin de Fer : aussitôt  dopamine, aussitôt ocytocine, aussitôt reddition par injection de Méphédrone directement dans mon nerf optique. Bref, j’étais trahie par mon propre réseau cortical…
Quoi faire ? Méditer les yeux ouverts sur des tranches de Folio en écoutant Le Magnificat de Monteverdi ? Je ris, mais je devrais me hâter de faire breveter la méthode  et d’ouvrir un centre de coaching.
Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, le constat est amer : lire des textes dépourvus d’images, c’est demander à son imaginaire de faire tomber ses résistances pour entrer en résistance.
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