Après avoir prudemment défait les bandelettes immondes, j’ai pu voir ses pieds. Quel étonnement ! J’ai toujours pensé que la partie la plus intime et la plus personnelle de notre corps était les pieds, et non les parties génitales, le cœur, ou même le cerveau, organes, somme toute, sans grande importance et que l’on surestime à tort. C’est dans les pieds que se concentre tout le savoir sur l’homme ; c’est vers les pieds que converge l’essentiel de ce que nous sommes et que s’établit notre rapport à la terre. Le contact avec la terre, son point de jonction avec notre corps, renferme tout le mystère : bien que nous soyons constitués de particules de la matière, nous n’en faisons pas partie, nous en sommes séparés. Les pieds sont notre prise de connexion. À présent, les pieds nus du mort étaient pour moi la preuve de son origine incertaine. Ce n’était pas un humain. Il ne pouvait être qu’une forme innommable, de celles qui – selon notre cher Blake – précipitaient les métaux dans l’immensité et transformaient l’ordre en chaos. Peut-être était-il une sorte de démon. Les êtres démoniaques se reconnaissent toujours à leurs pieds, car ils ont leur propre manière de marquer le sol. Les pieds du cadavre, longs et étroits, aux orteils fins, aux ongles noircis et difformes, semblaient préhensiles ; son gros orteil se détachait des autres, comme le pouce. Ils étaient couverts de poils noirs. A-t-on jamais vu ça ? Matoga et moi échangions des regards dubitatifs. Au fond d’une armoire presque vide, nous avons trouvé un costume couleur café, à peine taché, qui avait dû très peu servir. Moi, je n’avais jamais vu Grand Pied avec. La plupart du temps, été comme hiver, il portait des bottes en feutre, à la russe, un pantalon élimé assorti à une chemise à carreaux et une doudoune sans manches. Habiller le mort m’a fait soudain penser à une caresse. À vrai dire, je ne crois pas qu’il ait connu une telle dou-ceur de toute sa vie.
Olga Tokarczuk — Sur les ossements des morts (extrait)

Nous le tenions délicatement sous les bras en lui enfilant ses habits. Son poids reposait sur ma poitrine et, après une vague de répulsion tout à fait naturelle, à la limite de la nausée, l’idée m’est venue de blottir ce corps contre moi, de lui tapoter gentiment le dos et de lui susurrer à l’oreille d’une voix rassurante : « Ne t’en fais pas, ça ira. » Je ne l’ai pas fait, à cause de la présence de Matoga. Il aurait pu le prendre pour de la perversion.
Les gestes non accomplis s’étant transformés en pensées, j’ai éprouvé soudain de la pitié pour Grand Pied. Il se peut que sa mère l’ait abandonné et qu’il ait été mal-heureux tout au long de sa triste vie. De longues années de malheur dégradent l’homme bien plus qu’une maladie mortelle. Je n’ai jamais vu d’invités chez lui, pas de famille, pas d’amis qui seraient venus lui rendre visite. Même ceux qui pratiquaient la cueillette des champignons ne s’arrêtaient jamais devant sa porte pour échanger quelques mots. Les gens avaient peur de lui et ne l’aimaient pas. Je crois qu’il ne fréquentait que les chasseurs, et encore rarement. D’après moi, il devait avoir une cinquantaine d’années. Je donnerais beaucoup pour voir sa huitième maison, peut-être y découvrirais-je Neptune et Pluton en aspect de conjonction, avec Mars placé quelque part dans l’ascendant ; toujours est-il qu’avec sa scie dentée entre ses mains noueuses, il faisait penser à un prédateur ne vivant que pour semer la mort et infliger la souffrance. Afin de lui enfiler sa veste, Matoga fut obligé de le sou-lever et de le mettre en position assise, et nous avons alors remarqué que sa langue enflée retenait quelque chose dans sa bouche. Après un moment d’hésitation, la main tremblante et les dents serrées de dégoût, j’ai réussi à attraper délicatement l’objet par son extrémité et j’ai vu que je tenais entre mes doigts un petit os, long, fin et pointu comme un poignard. La bouche du mort laissa échapper un gargouillis rauque et de l’air, suivis d’un sifflement léger ressemblant à un soupir. Nous bondîmes en arrière en lâchant le corps. Matoga devait sans doute ressentir la même chose que moi : l’horreur. D’autant plus qu’entre les lèvres de Grand Pied apparut du sang rouge foncé, presque noir. Un petit ruisseau funeste coulait de sa bouche. Nous étions pétrifiés de frayeur.
Olga Tokarczuk, Sur les ossements des morts, éd. Noir sur Blanc
Une réponse à “Olga Tokarczuk — Sur les ossements des morts (extrait)”
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