La reine d'épée, droite

Depuis le point du jour jusqu’à ce début d’après-midi d’automne à l’avancée timide, Rose Mandel avait reçu dans son cabinet de consultation — acheté après la crise de 2008, trois clients dont un homme qui était précisément celui à qui elle tirait les cartes au moment où elle remarqua une pliure au coin de l’une de celles qu’elle avait écartées sur un coin de la table.
Elle fut tentée de la retourner mais elle venait de confirmer au client que son avenir professionnel se tricotait serré sur de trop fines aiguilles. Inutile, donc, de charger la barque davantage : il était suffisamment excédé par ses révélations.
— Refaites un nouveau tirage, pour voir… je ne vous paie pas pour que vous m’annonciez que je vais continuer à bouffer des tartines de merde !
Il triturait la navette de la fermeture Éclair sur la manche de son blouson. Son regard — qui doutait et menaçait la taromancière en alternance, donnait un éclat minéral à ses yeux enfoncés sous d’épais sourcils froncés. La voyante recula contre le dossier de sa chaise.
— Je n’ai pas dit cela, rectifia-t-elle sur un ton qui se voulait suave. J’ai dit que de nouvelles difficultés se profilent à l’horizon. Votre clientèle va diminuer et il faudrait probablement que vous preniez un emploi secondaire en attendant que vos affaires repartent. Mais voyez, ici, il y aura tout de même une embellie. Comptez à peu près six mois avant qu’elle n’arrive.
Elle désignait les cartes concernées pour appuyer ses propos. L’homme suivait son doigt mais il ne voyait que des cartons colorés.
— Vous vous trompez. Recommencez le tirage, j’ai dit ; je… je ne m’étais pas bien concentré sur cette question quand vous me faisiez choisir les cartes. Vous comprenez, ce n’est pas le moment.
Il répéta « ce n’est pas le moment » pour lui-même.
Rose Mandel soupira puis elle ferma le jeu en rassemblant les cartes et procéda à un nouveau mélange.
— Voyons si les cartes ont un conseil à vous donner.
Elle respira profondément. L’homme sentait Pour un homme de Caron, un accord de lavandes et de vanille sur un fond boisé qui la transporta au temps de ses promenades enfantines dans la garrigue, derrière la maison de son grand-père qui, lui racontait sa mère, avait échappé à une prison allemande avec un autre Français en enfilant une tenue d’infirmier. Rose savait que c’était un mensonge. À l’époque où elle était au collège, un documentaire sur Arte avait donné à la fin d’un reportage la liste des entreprises de la région où elle avait grandi, qui n’avaient pas collaboré. L’entreprise de ferronnerie de son grand-père n’y figurait pas. Aujourd’hui, elle gagnait sa vie en racontant à son tour des histoires. Et quand elle approchait de certaines vérités les gens lui donnaient plus d’argent pour qu’elle s’en éloigne. La faribole était une valeur plus désirable et par là-même fructueuse qui laissait pourtant Rose de marbre. Elle perdait parfois des clients avec sa justesse. Quand elle rentrait chez elle, elle était seule et muette. Parler pour ne rien dire était bon pour les idiots. Les paroles franches coulaient une chape sur le tréfonds de son être, constitué de honte et de boue.

Un changement ténu comme une brume dans l’ambiance de son bureau lui fit reprendre ses esprits. Le consultant la regardait de travers, comme la moitié des gens du village depuis qu’elle assumait son activité. Avant son coming out, l’attraction principale ici était le feu tricolore au carrefour de la grand-rue. Quand il devenait clignotant après neuf heures trente, les conducteurs devenaient comme fous et ne respectaient plus rien. Regarder Rose Mandel entrer et sortir de son cabinet de consultation était autrement passionnant. Les gens formaient de petits attroupements, au début, auxquels ils renoncèrent car chacun voulait pouvoir la consulter en toute discrétion. Si ce n’était aujourd’hui, ils en auraient peut-être le besoin plus tard, aussi, et sans se concerter, ils se montrèrent moins ostensibles dans leur surveillance.

L’image d’une femme gestante en plein travail apparut soudain dans l’esprit de Rose.
— Votre femme est enceinte ?
— Oui, c’est prévu pour le mois prochain.
Une lueur de respect passa dans le regard de son client, du même éclat que le rayon de soleil dans lequel flottaient des particules de poussière. La fumée d’un encens serpentait en volute, la flamme d’une bougie de neuvaine à Sainte-Rita tremblotait en grésillant. Une carte tomba du paquet. Rose cessa de mélanger. C’était celle qui avait attiré son attention, tout à l’heure ; celle avec la pliure. Elle se pencha au-dessus de sa chaise pour la ramasser.
— Ah ! La Reine d’Épée. Un accouchement par césarienne, à mon avis. Et je le sens pour dans pas longtemps. Mais elle est droite, donc tout ira bien ensuite. La mère et l’enfant seront en bonne santé.
Le client, au contraire, semblait en mauvaise forme, tremblant et tout blanc. Cette sorcière lui racontait une connerie de plus.
— Vous êtes complètement siphonnée ! Le gynéco a dit « grossesse normale  et accouchement par voie basse ». Vous êtes pas douée, hein ! Ça vaut pas soixante balles, votre voyance ; je vous préviens, je vous paye pas un pélot.
Rose, qui avait une conscience aiguë de son physique de lâche et de ses pieds plats, ne protesta pas. Chacun se leva contrarié. L’homme remit dans sa poche le portable et les clefs dont il s’était soulagé en les posant devant lui au début de la séance. Rose, les bras croisés, l’attendait. Il ne fit pas deux pas qu’il ressortit le portable de sa poche. L’extrait le plus flamboyant des Carmina Burana éclata dans le bureau.
— Allô ? Oui, c’est moi… pardon ? mais vous aviez dit que c’était pour le mois prochain… que ça tomberait pour mon anniversaire ! … okay… si les deux vont bien, c’est le principal… Bon, ben tant mieux, tant mieux… quoi ? Mais le gynéco avait dit « voie basse » ; vous vous foutez de ma gueule ? Pourquoi j’ai pas été prévenu avant ?Il se tourna vers la voyante. Sa mine ahurie soulagea Rose. Elle eut quand même envie d’aller boire un verre. Elle regarda par la fenêtre, eut un geste vague qui repoussait cette idée puis chercha des yeux son sac à main.
— Non, pardon, pardon, Madame. Je suis content, mais oui, je suis content… j’ai trois heures de trajet, j’arrive direct. Merci Madame, j’arrive.
Le consultant glissa son portable dans son blouson.
— Madame, vous êtes une putain de grande voyante. La meilleure ! Mon fils est arrivé en avance, par césarienne, comme vous venez de le dire. Je file direct pour aller le voir. Je vous dois combien, déjà, vous m’avez dit ?
Rose s’était mise à marcher dans la pièce. Elle regagna sa table et lui demanda cent euros. Sans moufter, le consultant tendit un billet. Rose le glissa dans son cahier de comptes. Elle hésita à prendre une nouvelle fois la parole, s’empêcha en ajustant sa mise : une mèche de ses cheveux derrière une oreille, un tiraillement sur son pull pour paraître droite. Finalement, elle lui dit tout à trac :
— Toutes mes félicitations, petit frère. Et mon neveu va s’appeler comment ?
L’homme rougit en mettant sa casquette.
— Je me doutais que tu m’avais reconnu. On ne peut pas ne pas reconnaître quelqu’un de son sang, même trente ans après.
Un silence éloquent du côté de Rose. Peut-être aurait-elle dû feindre jusqu’au bout.
— Je te reconnaîtrais n’importe comment, bien sûr. Tu n’as pas changé. Toujours aussi lâche.
Son frère lui tendit une main. Elle n’osa pas la refuser.
— Je voulais voir ce que tu devenais. Ton nom commence à circuler, et comme c’est celui de la famille, je voulais voir à quel point tu nous faisais encore honte. J’aurais dû assumer ma démarche et me présenter à toi. On en reste là, je suppose ?
Rose lui répondit sans trembler :
— J’ai renoncé à la famille, Amaury. Je ne changerai pas d’avis. Au revoir et prends soin de toi.
Amaury se rembrunit.
— Très bien, alors ce n’est pas la peine que je te donne le prénom de mon fils, puisque tu n’en as toujours rien à foutre de nous.
— En effet. Mais je suis contente de savoir que la famille s’agrandit. J’espère du fond du cœur qu’il s’en sortira mieux que Maman et toi.
Après que son frère eut quitté son bureau, Rose Mandel alluma une cigarette et décapsula une bière triple avec un angle de son briquet. Elle étendit les jambes sur son bureau, à même les cartes du tirage, se renversa contre le dossier de son siège et ne tarda pas à envoyer des bouffées mêlées de rots. Quelle famille de queues de race, bon sang ! Vraiment, elle ne regrettait pas d’avoir coupé les ponts.


3 réponses à “La reine d'épée, droite”

  1. ADS,
    Votre ADN littéraire vous fait croquer des moments de vie de « gens de peu »
    faites d’embardées , d’errances hors des sentiers qui sont dits battus. Dans vos nouvelles , ce sont les gens qui sont battus et ont du mal à trouver leurs routes…Les cartes semblent jouer d’avance vers des avenirs tristes mais surviennent des pliures inattendues, un peu glauques et sans espérance. Il faut du talent pour savoir, ainsi, plomber la désespérance…

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