Les Dynamiteurs de Benjamin Whitmer

 « De retour à l’Abattoir, je regardai Goodnight en pensant à ce que Cole m’avait dit sur le fait qu’il avait travaillé comme dynamiteur. Les dynamiteurs étaient une chose à laquelle je n’avais jamais vraiment pensé, mais les Crânes de Noeud* n’arrêtaient pas de parler d’eux. Ils avaient l’air d’être toujours là quelque part à la lisière du Monde des Crânes de Noeud, apparaissant soudain au fin fond des impasses ou derrière les vitres crasseuses comme des coulures de sang d’oiseaux.
Mon père me lisait des articles de journaux à leur sujet. Les gens parlaient d’eux dans la rue. On entendait les conversations. Impossible de faire autrement. Des fenians qui dynamitent la Tour de Londres pour la libération de l’Irlande. Un Parisien qui pulvérise tout le monde dans un café. Les Russes qui font sauter leur propre tsar en mille morceaux. Des gars de Chicago qui balancent des bâtons de dynamite sur la police. Et les cambrioleurs, aussi, qui vont de ville en ville par les trains de marchandises, et qui utilisent de la nitroglycérine pour faire sauter les coffres.
C’était la seule chose dont même les Crânes de Noeud avaient peur. La corruption, la prostitution, l’opium, les bagarres, la guerre et le meurtre, tout ça avait du sens pour eux. Mais pas la dynamite. Ils n’y voyaient aucune logique. C’était impossible de trouver un quelconque sens à une bombe qui saute dans un café. C’était soudain, absurde et brutal. Ils s’en chiaient dessus de peur. Ça leur faisait à eux exactement ce que tout le reste du Monde des Crânes de Nœud nous faisait à nous.

J’eus l’impression de pouvoir déceler tout ça chez Goodnight après que Cole me l’avait dit. Il le masquait en étant plus grand et plus laid qu’on l’aurait cru possible. Scarifié sur une moitié du corps, et brutal, comme un truc sorti du pire cauchemar que vous ayez jamais fait. C’était le genre d’homme que vous surveilliez toujours au cas où il ferait un geste brusque, afin de pouvoir foutre le camp à temps. Comme un mur de brique chancelant qui pourrait s’effondrer sur vous d’un instant à l’autre.
Et à cause de ça, vous loupiez ses mouvements fins. Vous ne voyiez pas à quel point il savait être délicat avec les grosses mains qu’il avait. Des choses toutes simples, comme la façon dont il mangeait, ou tenait son crayon quand il écrivait dans son carnet. Vous ne remarquiez pas la netteté et la précision de son écriture. La capacité qu’il avait à se concentrer sur les plus petites choses et à en tirer tout ce qu’il pouvait en tirer.
Et une fois que vous aviez remarqué ça, vous remarquiez aussi autre chose. Vous remarquiez combien le laudanum érodait ses capacités. Ce n’était pas que ses mains se soient mises à trembler, ou qu’il ait perdu sont attention aux détails ou quoi que ce soit. Ce n’était rien de spectaculaire. Il avait juste besoin, désormais, de s’asseoir et de calmer sa respiration une seconde avant de pouvoir écrire quoi que ce soit de lisible.
C’était le meilleur dynamiteur que personne ait jamais connu. D’après Cole. Et à voir les efforts de plus en plus grands que Goodnight devait déployer pour maîtriser ses travaux délicats, on ne pouvait s’empêcher de penser qu’il se saccageait volontairement. Qu’il se servait du laudanum pour effacer ses capacités comme on effacerait une rature au crayon. »
(*les adultes)

(extrait p.105-107)

J’avais acheté Les Dynamiteurs de Benjamin Whitmer après en avoir lu les premières pages, pour le mettre en attente le temps de terminer d’autres lectures.
Et puis, au détour d’une vidéo, je vois Whitmer exhiber fièrement sur son bras le tatouage d’un paon en majesté parce que Flannery O’Connor en raffolait. Or, je raffole de F. O’Connor. Voyez-vous, je crois que l’on devrait tous avoir en nous quelque chose de Flannery.
Dans cette histoire où la violence la plus brutale est l’hostie de ses plus fidèles d’entre les fidèles, le narrateur est un orphelin, Sam, et je bénis l’auteur de nous donner à voir cette violence par les yeux de ce jeune garçon, tant la délicatesse et la douceur sont absentes des relations entre les enfants, les clochards, les putes et les salopards qui jouent leur partie dans ce théâtre où s’exposent des âmes noires et sales comme des goules. Gallmeister la résume ainsi :

1895. Le vice règne en maître à Denver, minée par la pauvreté et la violence. Sam et Cora, deux jeunes orphelins, s’occupent d’une bande d’enfants abandonnés et défendent farouchement leur “foyer” – une usine désaffectée – face aux clochards des alentours. Lors d’une de leurs attaques, un colosse défiguré apporte une aide inespérée aux enfants, au prix de graves blessures que Cora soigne de son mieux. Muet, l’homme-monstre ne communique que par des mots griffonnés sur un carnet. Sam, le seul qui sache lire, se rapproche de lui et se trouve ainsi embarqué dans le monde licencieux des bas-fonds. Expéditions punitives, lynchages et explosions précipitent l’adolescent dans l’univers honni des adultes, qui le fascine et le repousse à la fois. Au point de modifier sa nature profonde, et de l’éloigner insidieusement de Cora.
Les Dynamiteurs est empli d’une tendresse inconditionnelle envers les laissés-pour- compte. Ce roman intense raconte la fin brutale de l’enfance dynamitée par la corruption du monde des adultes.

C’est cette tendresse qui tapote l’épaule du lecteur quand il tourne les pages. Comme une chanson de Hugh Coltman — Hand me downs, par exemple, en contrepoint —, pour remplacer le laudanum du géant Goodnight et supporter l’ignominie qui souille le Denver de cette fin de XIXè siècle.
Plus qu’un conte dont les monstres terroriseraient le lecteur afin de le maintenir dans le droit chemin, davantage qu’un western manichéen où les peuples s’affronteraient pour conserver leurs territoires et une descendance qui se tient debout, ce roman de Benjamin Whitmer est une fable dans la tradition la plus allégorique qui nous invite à nous interroger sur la légitimité de la violence et plus précisément sur la morale et la question qui lui sont intrinsèques, l’une constatant que la raison du plus fort est bel et bien la meilleure, et l’autre interrogeant le franchissement de la frontière ténue comme un cil entre la violence défensive des victimes et la violence offensive des assaillants (qui permet de s’extraire du clan des victimes).
Ces deux points cimentent les fondations de l’Amérique autant que le calcaire et l’argile et Whitmer le résume très bien par cette remarque qu’il fait dans la plupart de ses interviews, pour peu que l’on aborde le sujet avec lui :
« tout le monde possède une arme à feu en Amérique, même ceux qui sont contre les armes à feu, parce qu’en Amérique, tout le monde a peur de son voisin. »
Bref, Les Dynamiteurs, c’est de la nitroglycérine fabriquée avec un bon peu de  Personne ne gagne  de Jack Black, une touche d’Oliver Twist de Charles Dickens et un zest de Tous les hommes du roi de Robert Penn Warren ; le couteau de Martin Scorsese pour couper les mèches, et la main de Quentin Tarantino pour glisser les bâtons dans les failles de votre système nerveux central.


3 réponses à “Les Dynamiteurs de Benjamin Whitmer”

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